ToutMa ToutMa n°57 - Décembre 2019 / Janvier 2020 | Page 46
histoire
MARSEILLE, PORT D’EXIL
TEXTE _Anne MARTINETTI
Marseille, « La Liberté-sur-Mer »
Dans notre imaginaire collectif, la Résistance, comme tout grand fait d’armes,
a ses clichés, ses images d’Épinal et ses icônes : c’est le maquis, le Vercors,
Paris occupé, les trains, les bicyclettes, Jean Moulin, de Gaulle… et Radio
Londres, qui a injustement tourné les regards vers le nord-ouest, alors que
le Sud a aussi toute sa place dans l’imagier. Et particulièrement Marseille,
première étape d’un exil salvateur ou dernier bastion de la rébellion…
quand elle aurait tout aussi bien pu s’appeler Liberté-sur-Mer.
Varian Fry
L
a filière marseillaise : ce
pourrait être le titre d’un
film de gangsters, mais c’est tout
le contraire. Si l’histoire de la cité
phocéenne semble de nos jours
tendre vers celle de cité-refuge,
notamment pour les populations
venues de l’autre côté de la Médi-
terranée, il fut un rôle contraire
que Marseille joua avec l’accent,
payant le prix fort pour son obsti-
nation : celle de ville escale pour
les réfugiés de la seconde guerre
mondiale, résistants ou simples
Le Petit Marseillais,
citoyens de l’Europe entière, des
édition du 9 octobre 1940
Français venus de la zone occupée
et d’Alsace-Lorraine, des soldats britanniques, des Belges, des
Tchèques, des Polonais, des Italiens opposants au fascisme, des
Allemands opposants au nazisme, des communistes et anar-
chistes espagnols… souhaitant par-dessus tout s’embarquer
pour les États-Unis via le port de Marseille.
D
e la débâcle de 1940 jusqu’en 1943 - quand les forces d’oc-
cupation, lasses de l’esprit indocile de ces Méridionaux,
inquiètes des désertions en masse des troupes stationnées à Mar-
seille (ah, le soleil…) et exaspérées par les attentats à la bombe
commis contre les troupes allemandes, décidèrent de raser le
quartier du Vieux-Port, déplaçant et parquant 25 000 personnes
dans des camps et démolissant environ 1 500 immeubles, une
résistance s’organisa, permettant la fuite de cerveaux, d’écri-
vains, d’artistes, qui devaient faire rayonner le xx e siècle.
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uant à ceux restés sur place, ils allaient écrire une his-
toire exemplaire de la liberté. Il y eut bien sûr des sup-
ports comme Les Cahiers du Sud, qui publièrent de grandes
plumes parmi lesquelles de nombreux résistants, ou des actions
d’exfiltration, comme celles de l’Américain Varian Mackey
Fry (expulsé par Vichy en 1943) qui, avec l’Emergency Res-
Jean Giono
cue Committee (officiant sous le nom français de « Centre
américain de secours », moins prompt à inquiéter les autori-
tés), aida scientifiques et universitaires de premier plan à fuir
l’Europe depuis Marseille. Sans oublier l’écrivain Sylvain
Itkine et sa « Coopérative du Fruit Mordoré » (qui fabriquait
des pâtes de fruits pour cacher sa véritable activité de résistant),
et les cafés du Vieux-Port, qui se transformèrent pour l’occasion
en véritable Saint-Germain-sur-Mer : ainsi le comédien Louis
Jouvet fut photographié dans Marseille-Matin sur une terrasse
de La Canebière, peu avant d’embarquer avec toute sa troupe
pour l’Amérique du Sud. Le poète André Breton, lui, embar-
qua sur un bateau qui avait connu des jours meilleurs en com-
pagnie de l’ethnologue Claude Lévi-Strauss. Non sans avoir
créé, avec d’autres surréalistes, le « jeu de Marseille », un jeu
de cartes s’inspirant du tarot, aux couleurs réinventées. Les 22
dessins devaient devenir un emblème de la Résistance.
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artis du Vieux-Port ou de la Joliette, on compte les philo-
sophes Simone Weil et Hannah Arendt, le sculpteur
Zadkine, les peintres André Masson et Max Ernst (qui fail-
lit bien périr au camp d’internement des « Milles » près d’Aix-
en-Provence), Marc Chagall, la peintre surréaliste mexicaine
Remedios Varo, l’écrivaine Anna Seghers, Heinrich
Mann (frère de Thomas).
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estés pour mettre leurs talents au service de la fabrica-
tion de faux papiers, notamment pour le réseau de Fry :
les peintres Óscar Domínguez et Jacques Hérold, le cari-
caturiste autrichien Bil Spira (arrêté et déporté en 1942, il
survivra aux camps). En mai 1941, le Marseillais Robert Laf-
font créa sa maison d’édition, vouée à publier les écrivains de
passage : Henry de Montherlant ou Lanza del Vasto s’y
retrouvèrent. Peu avant, Jean Giono, originaire de Manosque,
avait été incarcéré pendant deux mois au fort Saint-Nicolas pour
avoir signé des tracts pacifistes. Il sut mettre son intelligence au
service de la Résistance, tout en professant officiellement une
neutralité complaisante. Ce chantre inclassable de la littérature,
aujourd’hui honoré dans le monde entier par des cérémonies
les cartes du Jeu de Marseille
porteuses de sens (comme le parrai-
nage d’une forêt au Japon, hommage
à L’homme qui plantait des arbres), verra
l’année 2020 consacrée à la célébra-
tion de son œuvre (et au cinquante-
naire de sa mort), notamment par
une exposition-événement au Mucem
(voir l’agenda page 50), ainsi que par
diverses manifestations qui rendent
plus actuel que jamais son engagement
pacifique et écologique avant l’heure.
L’Année Giono, c’est un peu celle de
l’espoir dans le genre humain…
Les Cahiers du Sud, sommaire juillet 1943, et quelques ouvrages témoignant de la période et de ces exils marseillais, pour approfondir le sujet.
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