ToutMa ToutMa n°53 - Février / Mars 2019 | Page 36
culture
HISTOIRE LITTÉRAIRE
TEXTE _Anne MARTINETTI
Colette
LA VAGABONDE
A
lors que la talentueuse
comédienne Keira
Knightley fait revivre
sur grand écran l’insolente
Colette d’un haussement de
sourcil ravageur, l’époque
et ses mouvements fémi-
nistes nous invitent plus
que jamais à lire ou à relire
celle qui bouscula les « bien-
pensances » de son époque
et illustra le xx e siècle de
toutes ses audaces littéraires
et existentielles. Ce n’est
sans doute pas un hasard si
l’on trouve dans la filmo-
graphie de l’actrice l’incar-
nation d’une tueuse à gages
(Domino), celle d’une femme
qui renonce à ses privilèges
par amour et n’hésite pas à
manier l’épée (Pirates des Caraïbes), ou encore celle d’une
jeune fille déterminée à faire carrière dans le football.
vent balance et moire, en arbres de Judée mauves. » Plus
loin, la nourriture se fait chair et la dégustation sensua-
lité sur le port de Marseille : « Nous venons de manger
des oursins, des tomates, de la brandade de morue (…)
Mes séjours dans le Midi, une tournée de conférences
à la fin d’un hiver, n’évoquaient que Cannes aveuglé de
grêle », écrit-elle dans Bella-Vista, une longue nouvelle
dans laquelle elle évoque les séjours à Sainte-Maxime
dans sa villa de Guerrevieille, puis la « Treille Muscate »,
à Saint-Tropez, où elle passa près d’une dizaine d’an-
nées, et qui lui inspira de nombreux écrits.
C
omme elle, mais plus d’un siècle auparavant et dans
la vie réelle, Sidonie-Gabrielle Colette boule-
versa les valeurs de son temps et la place des femmes
dans la vie littéraire. Danseuse (nue !) de music-hall,
divorcée, financièrement indépendante, ouvertement
bisexuelle, celle qui fut l’écrivaine la plus photographiée
du xx e siècle sut comme personne exalter les lieux chers
à son cœur, comme sa Bourgogne natale mais aussi, de
manière très charnelle, ce Sud dont elle fit sa résidence
durant de nombreuses années. À commencer par son
refuge de prédilection ; dans le roman Chéri, l’héroïne
Léa, Colette à peine déguisée, prend la fuite vers le so-
leil pour ne pas assister au mariage de son ancien amant :
« L’hiver s’annonce mauvais, ici, on va aller manger un
peu de cuisine à l’huile, au soleil. » Mais le Sud qu’elle
aime est aussi celui de l’hiver : « C’est donc à la fin
de mars que je mis dans ma valise le long pantalon de
gros tricot, les quatre pull-overs, les écharpes de laine,
l’imperméable doublé de tartan, bref l’équipement que
requièrent les sports dans la neige ou le voyage au Pôle.
Février / Mars 2019 _TM n°53
L
a Vagabonde, paru en 1910, raconte l’histoire de
Renée Néré, double de papier de Colette. Cette
trentenaire, divorcée, seule et volontaire, artiste de mu-
sic-hall, choisit de partir en tournée avec sa troupe au
moment même où se profile pour elle les débuts d’une
histoire d’amour. Les lieux traversés, les villes où se pro-
duit le spectacle sont autant de prétextes pour écrire
à l’homme qu’elle souhaite aimer (mais pas au prix de
sa liberté), et ces lettres, comme ce roman-journal,
exaltent les senteurs du Sud qu’elle affectionne : « Le
printemps était venu sur ma route, le printemps comme
on l’imagine dans les contes de fées, l’exubérant,
l’éphémère, l’irrésistible printemps du Midi, frais, gras,
jailli en brusques verdures, en herbes déjà longues que le
34
il y a un éventaire chargé de bananes noires, qui sentent
l’éther, et de coquillages ruisselants d’eau marine, des
oursins, des violets, des palourdes, des moules bleues,
des praires, tout ouverts parmi les citrons et les fioles
de vinaigre rose… » La sieste sur les aiguilles de pin,
le soleil qui engourdit l’âme, c’est ce Sud-là que l’écri-
vaine adore, car il calme ses angoisses existentielles,
la rend plus futile, lorsqu’elle choisit ses sandales, son
cabas, son paréo pour gagner la plage. La Vagabonde,
c’est cette femme indépendante qui sait qu’accepter le
mariage, c’est encore, en 1910, se soumettre aux lois
d’un homme. C’est encore, en 1910, renoncer à décider
de son destin, abandonner des ambitions. Et pour Re-
née Néré, pour Colette, c’est souffrir de dépendance à
l’amour ou bien souffrir de solitude. Mais si la première
souffrance engourdit, la deuxième stimule… Alors, ai-
dée par le soleil du Sud, Renée fera son choix. Entre la
sécurité d’un mariage et une tournée en Amérique du
Sud. Un choix de femme libre… N’est-ce pas celui que
nous nous souhaitons toutes ?
Retrouvez tous nos reportages sur www.toutma.fr