ToutMa ToutMa n°46 - Septembre / Octobre 2017 | Page 12
people
PORTRAIT
TEXTE _Emmanuelle VIGNE
René
FRÉGNI
l’évasion
par les mots
L’auteur de Manosque « trempe sa plume dans la vie » pour raconter des histoires. Dans son
dernier ouvrage, Les vivants au prix des morts, fiction et vécu se côtoient sans cesse. Son
écriture est puissante, épurée, animale mais aussi sensuelle et poétique. Du roman noir qu’il
affectionne, René Frégni sait faire surgir la lumière. L’intrigue haletante de ce dernier livre laisse
place à des moments de grâce où l’on perçoit le frémissement des arbres, l’odeur des pins,
les collines de l’arrière-pays provençal. Entraînés dans sa lumière, accrochés aux mots, on ne
peut que s’abandonner.
Sauvé par les mots La transmission
N C
é à Marseille l’été 1947, le jeune René, après une
enfance chaotique, est accusé à 19 ans d’avoir déserté.
« J’étais dans une prison militaire, un brave aumônier m’a apporté
des livres. J’ai découvert la lecture, moi qui avais été viré de tous
les lycées de Marseille. Pendant six mois dans cette cellule, j’ai lu.
L’aumônier continuait de m’apporter, chaque semaine, de vieux
livres qui partaient en lambeaux, rongés par l’humidité de cette
prison dans la Meuse. Je suis devenu écrivain grâce à ces lambeaux
de livres. J’ouvrais un livre et c’était comme si l’aumônier m’avait
donné les clés de la prison, je partais en voyage »… Ces mois de
détention lui ont donné la passion des mots.
Le roman noir
S
es livres (une vingtaine) paraissent aujourd’hui dans
une grande maison d’édition, sont traduits dans six
langues et reçoivent régulièrement des prix littéraires.
« Avec l’écriture, je vis deux fois. Une première dans le monde et
une seconde dans l’écriture où j’oublie que je suis mortel. Je suis
ce que je décris : un arbre, le chat qui passe, la femme que j’ai vue
le matin ». Dans le roman noir, l’écrivain voit toutes les
facettes de ce que nous sommes. « C’est ce que nous rêvons
la nuit, des rêves pulsionnels, érotiques ou alors nous rêvons que
nous sommes poursuivis, assassinés ou même que nous sommes des
assassins. Nos pulsions ressortent la nuit qu’elles soient de l’ordre
du plaisir ou de la peur ».
Septembre / Octobre 2017 _TM n°46
ette part d’ombre, il la retrouve aussi dans les prisons
où pendant 20 ans, il a animé des ateliers d’écriture
pour les détenus. « En essayant de trouver la part d’humanité
qui est en eux, je trouve la part de criminel qui est en moi. Cette
part d’ombre, je la mets dans mes romans ». Mais surtout, René
Frégni leur ouvre les portes de la liberté en infiltrant les
mots dans les prisons. L’auteur en parle dans son dernier
ouvrage tout en dénonçant une industrie de la violence
et du désespoir : « J’apporte les clés et personne ne s’évade…
Personne ne naît monstrueux... Je ne leur apporte aucune arme, je
leur apporte des mots. Je leur apporte ce qu’ils n’ont jamais eu ».
Pour l’écrivain « il faut mettre à profit ce temps de prison pour
renforcer ce qu’il y a d’humain en eux. Voilà ce que je fais depuis
des années ».
La persécution
U
n jour sombre de 2004, la fiction s’est emparée de sa
vie et l’écrivain a vécu heure par heure ce qu’il avait
imaginé dans son livre Lettres à mes tueurs. « L’histoire d’une
garde à vue durant trois jours et que j’ai complètement inventée.
Six mois après, à six heures du matin on a sonné chez moi, six
policiers ont fait irruption, m’ont mis les menottes aux poignets
devant ma fille et j’ai vécu trois jours et trois nuits de garde à
vue, comme je l’avais raconté, sous terre, à l’Évêché ». Accusé à
tort de blanchiment d’argent sale, l’écrivain raconte cette
dernière persécution dans un roman sublime Tu tomberas
avec la nuit, paru en 2008. L’écriture le sauve à nouveau,
10
Les vivants au prix des morts
Éditions Gallimard
www.livres-fregni.org
seule arme lui permettant de dénoncer l’erreur
judiciaire. Aujourd’hui « mon métier est d’inventer des
histoires, pas de les vivre » raconte l’homme dans son
dernier ouvrage.
D
e la fureur de ses livres surgit son tempérament
ardent, attiré par la lumière, la beauté des
femmes et la puissance de la nature qu’il décrit à la
Giono - auteur qu’il adule - avec cette magnifique
capacité à s’émerveiller, voir le beau en toute chose.
Pourtant l’urgence de son écriture, tout comme
son regard scrutateur évoquent toujours la fuite,
l’évasion, la traque d’un homme aux yeux éblouis
par les phares d’une voiture en pleine nuit…
Retrouvez tous nos reportages sur www.toutma.fr