ToutMa ToutMa n°45 - Juin - Juillet - Août 2017 | Page 12

vous PORTRAIT

TEXTE _ Julie MANDRUZZATO

Nicolas

JURNJACK , floraison capillaire

À la page d ’ un temps où l ’ industrie de la mode semblerait manquer de ton , Nicolas Jurnjack est le sculpteur des coupes colorées à l ’ encre des couvertures qui font fortes impressions . Après trente ans de conversation avec le cheveu , le coiffeur originaire de Marseille s ’ est décidé à en entamer une avec la publication . Un hommage sans image , premier du genre , il a publié « In the Hair » un livre dialogue partagé entre anecdotes et philosophie du métier .
Friser la chute , boucler les bouches

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« lusieurs fois , j ’ ai voulu jeter l ’ éponge . Je me suis retrouvé sur un banc de la gare de Lyon , prêt à prendre le premier train pour Marseille . » Qui aurait pensé que l ’ homme collaborant avec les grands de la mode - ceux qui la font - et embellit les couvertures des magazines Vogue , Elle ou encore Harper ’ s Bazaar , serait passé par là ? Passé par rien avant Paris .
Il atterrit dans la coiffure à l ’ âge de 17 ans poussé par l ’ indécision des quartiers , et le hasard , cette chance des obstinés . « C ’ était plus que de l ’ ambition , ce fut une revanche sur l ’ injustice sociale ». À l ’ époque , quand le monde des possibles s ’ offre à lui , il est simplement apprenti dans un salon de coiffure à Marseille . C ’ est l ’ été , et l ’ équipe du magazine Elle recherche un coiffeur d ’ urgence pour une séance photo . Il y entrevoit une autre facette du métier et part pour Paris , où la survie devient capitale . La ville est grise , elle coule à torrent de négation . Mais à l ’ intérieur de son petit studio , Nicolas se fourche dans l ’ obstination , s ’ exerçant à reproduire sur des têtes en plastique les techniques et les coupes des magazines .
L ’ appel entrant provient de New York , Nicolas Jurnjack est un peu homme d ’ affaires : il balade ses mallettes et son mobilier , ses ciseaux et son fer à lisser aux quatre coins du monde . « Oui , allô ? ». Sa voix claque dans l ’ air , énergique , comme le cheveu , elle est matière vivante . Cette semaine en plus d ’ un show à préparer , son livre paraîtra sur le marché américain , l ’ occasion de
Eté 2017 _ TM n ° 45
cisailler l ’ homme de questions . « Ça fait depuis les années 95 que l ’ on me propose des coffee-tables pour évoquer ma carrière , dans ce livre , j ’ avais envie de parler d ’ un peu de tout .» Construit à partir d ’ entretiens avec Paul Pommiers , un historien d ’ art passionné par les questions d ’ esthétique contemporaine , « In the Hair » offre un regard lucide sur la trajectoire personnelle du coiffeur , une liberté de ton sur un métier parfois occulte . « Il faudrait redonner de l ’ espoir à la jeunesse , parce qu ’ elle ne sait plus ce qu ’ elle doit faire . La société n ’ arrête pas de construire des chimères , mais les gens n ’ y croient plus » nous répond-il alors que nous lui demandons s ’ il pense que les jeunes ont conscience des autres aspects du métier . « C ’ est un métier pauvre , coiffeur , comme le cordonnier . Je ne suis parti de rien , en trimballant cette étiquette , cette odeur que je n ’ ai jamais pu m ’ enlever . Les HLM où j ’ ai grandi à Marseille , c ’ est un univers bien éloigné de celui de la mode , mais c ’ est peut-être là qu ’ ont démarré les ambitions . Avec du recul , j ’ ai réalisé que le problème c ’ est souvent nousmêmes , pas l ’ endroit où l ’ on est . » Nicolas avait envie de passer un message à une génération qui ne voit plus son futur . « Rien n ’ est facile . C ’ est un métier où il faut savoir séduire , composer avec les egos . »
Perruques à la Française
Et composer avec les tonalités des femmes . Des créations blondes , brunes ou rousses sur des chevelures tacites ou des mèches un peu folles . Concilier l ’ art et la mode au royaume de la beauté . « L ’ allure . Oscar Wilde aurait dit son pouvoir d ’ apparition ». Adriana
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Lima , Naomi Campbell ou Laetitia Casta ne sont que l ’ infime pourcentage des « femmes du monde » passées sous ses mains , qui nous font tourner la tête .
Alors qu ’ il a beaucoup voyagé et vécu dans de nombreux pays , Nicolas fait souvent référence au savoir-faire français et « à la Française ». Nous lui demandons si finalement , il est possible de s ’ en détacher ? « La mode s ’ est américanisée . Tout le monde fait pareil , l ’ originalité se perd . Je pense qu ’ il ne faut absolument pas oublier l ’ esthétisme français , malheureusement de plus en plus disparate dans les écoles . » Mais c ’ est quoi le charme français ? « La Brésilienne , par exemple , va être sexy en jouant sur ses formes et ses fesses . L ’ Anglaise ce sera avec une mini-jupe et beaucoup de maquillage , mais elle fait très « cheap ». L ’ Italienne , elle , est trop séduisante mais en revanche , la Française , aura a le bon ton , la bonne mesure . » Assurément , l ’ homme porte le flambeau dans les studios , propageant le chic français sur les crinières flamboyantes , et partout là où l ’ industrie de la mode s ’ enflamme encore à la vue de ses créations .
Désormais , si les coiffeurs entendent tout , ils font aussi parler d ’ eux . « Mon livre risque de faire du bruit dans le milieu , généralement un coiffeur bâtit une image mais il ferme sa bouche . » En attendant , lave fluide échappée d ’ un magma d ’ idées , sa carrière s ’ épanouit sous l ’ effet d ’ une substance créative . Nicolas Jurnjack a de nombreux projets . Il fera partie du prochain film dédié à la carrière du défunt Alexander McQueen , l ’ enfant terrible de la mode , avec qui il avait collaboré . Quant au futur ? Sur son vélo , arpentant les rues de Manhattan , il s ’ éprend parfois à rêver d ’ une place de directeur esthétique et imagine sa propre gamme de produits cosmétiques bio : même avec le trafic new yorkais , on n ’ arrête pas une roue qui tourne .
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