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C’est un dimanche matin, une journée glaciale d’hiver. Tout
autour le monde paraît figé, immobilisé depuis une éternité. Et
pourtant, de cette ville inerte, un petit coin reste éveillé, ravivé
par les clapotis légers de l’eau. C’est le canal Saint-Martin.
On y passait souvent mais on n’y prêtait pas attention. C’est
normal, ce petit canal abandonné ne la méritait pas, selon nous.
Mais aujourd’hui, tout est différent. Ce petit lieu éloigné du reste
de la capitale est devenu une sorte de havre, un havre de paix.
Ce matin-là, on semble vouloir s’y balader, être seul avec nos
pensées, se recueillir. On se ment si on se dit de pouvoir le faire
à un quelconque autre endroit. On marche donc le long des
berges, le froid rude ne nous atteignant pas, comme si ce
sanctuaire était enveloppé d’une aura protectrice. L’eau colorée,
d’habitude si vive, reste calme, paisible. Dedans, on aperçoit le
reflet de la ville en lutte acharnée, la ville qui flotte mais ne coule
pas. De temps à autre, une légère brise d’agonie roule à la
surface de l’eau et disparaît sous les flots. Au-dessus de nos têtes,
les arbres forment un dôme, leur feuillage abaissé en signe de
deuil. Plus loin, le léger roucoulement d’un pigeon blanc se fait
entendre. Soudainement, l’oiseau blanc s’envole et disparaît
parmi les ramages des arbres. La plainte se poursuit, puis se
dissipe, replongeant les berges dans un silence de paix mortelle.
En si peu de temps, tout a changé, mais avec les années, le
monde oubliera. La devise de la capitale, étalée en grandes
lettres rouges sur le mur qui longe le cours d’eau sera effacée.
On oubliera la tristesse, on oubliera les morts, chacun de nous
oubliera. Toutefois, sous le lit du canal, les âmes oubliées
resteront enfouies éternellement, protégées par ce sanctuaire
intemporel.