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KRAEMER—30 ANS
ENTRETIEN
La dernière
parure
Par Emmanuel Abela
Plus que jamais, la femme est libre. Elle veut se
montrer en capacité de révéler les différents aspects
d’une personnalité complexe. Changeante, mouvante,
émouvante, elle livre des parts d’elle-même au gré
de ses envies.
L
a coiffure, comme tous les
arts, est porteuse d’humanité.
Elle révèle la femme dans ce
qu’elle est intimement. « Je
me réjouis de constater que
les femmes n’ont jamais eu
autant envie d’être belles, et de plaire.
Elles vivent notre époque dans la plus
grande sérénité, nous explique Yannick
Kraemer. En effet, dans ce monde de vir-
tualisation à outrance où la généralisation
de l’image lisse nos émotions, elles sont
en recherche d’elles-mêmes. Un bon coif-
feur se doit de les rassurer dans leur noble
quête. »
Du fait de sa longue expérience, il sait
combien le cheveu est essentiel quant à
l’identité de la personne. Il se situe dans
une position capitale face à l’interroga-
tion profonde qui rend la cliente vulné-
rable. Elle a besoin d’être comprise et ras-
surée, perçue dans ses attentes propres
pour pouvoir s’en remettre pleinement
entre les mains de son coiffeur. Elle vit un
sentiment double dans la mesure où elle
aimerait tant conserver quelque chose
d’elle-même tout en laissant le coiffeur
lui donner autre chose. Lui-même, dans sa
relation à la cliente, peut hésiter parfois
dans sa volonté de la conduire ailleurs. Il
lui faut arriver à construire quelque chose
de la rencontre et contourner cette ambi-
valence qui naît de l’image que la cliente
a d’elle-même et de l’image vers laquelle
elle aimerait tendre. Cette autre elle-
même à la fois réelle et fantasmée. Ce que
Yannick Kraemer résume d’une très belle
phrase : « Plus que jamais, les femmes ont
envie d’être. » Elles sont en demande de
changement. Mais ce changement ne doit
pas trop perturber l’image qu’elles ont
d’elles-mêmes, d’où un dosage extrême-
ment délicat.
Le coiffeur se doit d’avoir une maîtrise
totale de son œil, en capacité de déceler
le beau, en relation avec « une technique
parfaite, assimilée, afin de libérer toute
créativité. À la manière d’un pianiste qui
oublie ses gammes, le coiffeur laisse libre
cours à sa pleine sensibilité. » En fonction
de la morphologie du visage, de la nature
des cheveux, de l’allure de la cliente, de
l’image qu’elle renvoie d’elle-même, il se
doit de trouver la coupe adaptée. Celle-
ci peut mettre en valeur des qualités
insoupçonnées, parfois même transformer
certains petits défauts en avantages dans
la mesure où une coiffure conditionne le
volume, quitte à renverser les proportions
du visage.
« Mon désir le plus cher, poursuit Yannick,
est de sécuriser ces femmes prêtes à nous
confier une partie de leur “moi” et qui
nous laissent nous investir totalement
avec elle dans leur envie d’être. » Il s’agit
de les rassurer dans ce besoin, conscient
ou inconscient, de transformation, d’évo-
lution dans le cheminement sinueux qui
les conduit, d’elle à elle. « Nous devons
donner du rêve, mais pas seulement :
nous devons nous situer en interprètes
des désirs profonds des femmes, afin, une
fois qu’on les a cernées, de leur expliquer
que la vraie beauté est intérieure. » En
cela, pour lui, le coiffeur est un « magicien
du beau. »
Avec le regard nourri de sa culture
artistique, Yannick établit des liens entre
ce qu’il situe dans l’évolution esthétique
de son temps et la tendance qu’il cherche
à révéler avec ses équipes. « Rien de bien
nouveau, tempère-t-il, nous plongeons
dans le passé de quoi alimenter notre
réflexion. » Se référant explicitement
aux canons établis dans l’Antiquité ou
au moment de la Renaissance italienne,
il nous expose une vérité universelle :
« Tout ce qui obéit aux lois naturelles
de la beauté – harmonie, proportions et
volumes –, à quoi s’ajoute ce petit plus
indéfinissable, cet indicible qui constitue
la personnalité même de la femme, rien
de tout cela ne se démodera jamais, car
c’est l’essence même de la beauté. »
Bien sûr, l’innovation vient compléter
ce qui fait partie d’un bagage esthétique
global. C’est pourquoi il invite certains
de ses collaborateurs à participer à des
expériences formelles inédites, dans le
cadre de shows à travers le monde entier.
« Il ne faut pas les pousser beaucoup pour
qu’ils aillent très loin dans l’expression