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encounters
لقـــــاءات
Interview I Interview I
مقابلـة
Le voyage de
azza filali
Qu’évoque pour vous le voyage ?
Partir, quitter, tourner le dos, s’éloigner, tant de
mots se pressent en un être qui voyage, si tant est
qu’il voyage vraiment, souvent il ne s’agit que de
“déplacements avec buts assignés”, le voyage se
résumant à une logistique d’avions, de taxis, de
réunions ou de tourisme prédigéré. Or, l’essentiel du
voyage se love dans l’étrangeté de soi à soi, lorsque
se mêlent une joyeuse fébrilité, une once d’appréhension et un fond de soulagement. Pour moi, cette
étrangeté naît, une fois le passeport poinçonné, le
portique passé, quand je me retrouve dans le hall,
en direction des salles d’embarquement. Je ne suis
plus ici, pas encore là-bas, je ne suis nulle part.
Délivrée du poids de mes adresses, (l’actuelle et
puis celles passées ou à venir), j’accède à l’infinie
légèreté des baladins.
“
Sans
prétendre à un
dépaysement,
le voyage aura
alors suffi à
faire trembler
le béton de nos
certitudes…
”
La Gazelle 55 I
92
Qu’est-ce qu’un voyage dépaysant ?
Si dépayser un être consiste à le faire changer
de pays, d’habitudes, d’occupations, les voyages
sont désormais, rarement dépaysants. Où qu’on
aille, on s’emmène avec soi, bagage non déclaré
de préjugés, d’attentes et d’habitudes…C’est ainsi
que trop de voyageurs appellent dépaysement ce
qui ne leur ressemble pas, le pittoresque qui les
émoustille. Mais le voyage offre parfois de ces
moments fugaces où, plongé dans une réalité qui
le dérange, l’être vacille. Quelque chose en lui est
heurté, décalé, voire agacé ; il a manqué un rendezvous manqué avec lui-même. Mais à force de se
rencontrer sans cesse, il est bon qu’on se manque
de temps en temps, que dans le miroir, un autre
visage, d’autres vécus se profilent. Sans prétendre
à un dépaysement, le voyage aura alors suffi à faire
trembler le béton de nos certitudes.
Qu’emmenez-vous toujours dans votre valise ?
Préparer une valise constitue pour moi un chemin
semé d’embûches. Une angoisse me saisit à l’idée
de la tenue qu’il aurait fallu prendre et que je risque
d’oublier. Mais deux incontournables ne désertent
jamais ma valise : mes deux paires de ciseaux, l’une
épaisse pour les emballages récalcitrants, la seconde, fine et pointue pour les fils qui dépassent ou
les ongles qui repoussent trop vite. Le plus souvent,
ces ciseaux font le voyage sans avoir servi, mais
de les sentir à ma portée me confère un sentiment
de sécurité et de puissance, comme s’il me fallait
à tout instant avoir la possibilité de couper les
chemins en deux…
Votre musée fétiche
Un souvenir exquis me reste du MOMA, le musée
d’art moderne de New-York. L’édifice, blanc, aux
lignes épurées, joue un éternel cache-cache avec
la lumière. Celle-ci traque les visiteurs au bout
d’une allée ou au coin d’une salle. Par les ouvertures, ménagées à l’étage, le jardin déroule son
duo de feuillage et de sculptures, îlot fragile entre
les buildings. En déambulant dans les galeries, un
recueillement gagne peu à peu, et le pas se fait
plus lent, comme si l’exigence de dépouillement de
l’architecture se transmettait aux êtres, les lavant
de l’intérieur.
Ce que vous aimez faire le plus en voyage
L’un des moments les plus doux est le souvenir
de longues marches solitaires dans des villes
inconnues. Délivrée du poids des regards et de l’automatisme de la conduite automobile, je reprends
à moi mes pieds et leur rythme. Sans hâte, j’enfile
les rues, tandis que mes yeux musardent. Vidé de
ses contraintes, mon esprit rêve ou se tait. Durant
ces expéditions sans but déclaré, je renoue avec
le plaisir enfantin de faire l’école buissonnière et
mes pieds qui battent le pavé sans utilité déclarée
oublient la disgracieuse nécessité d’être adulte.
Le pays de vos rêves
Je n’aime pas les rêves qui s’évaporent au réveil.
Ceux-là sont juste bons pour les divans des psychiatres ou l’inutile nostalgie d’un paradis toujours
perdu. Je préfère les rêves qu’on fait, les yeux ouverts. Dans ce cas, le pays de mes rêves est, sans
conteste, le mien, ma petite terre, bordée de bleu et
de sable, aux aubes de jasmin, aux ruelles fleurant
bon la coriandre et la fleur d’oranger. Dans le village
où je vis, toutes les ruelles égrènent mon histoire
et lorsqu’une rêverie me prend, je ne sais plus si
souvenirs et espérances sortent de ma tête ou se
détachent de la chaux un peu décrépite des murs.
Un souhait pour l’avenir
Comment se résoudre à un souhait, un seul ?
Chaque être voyage avec des souhaits en pagaille.
Certains le désertent au fil du temps, il en perd
d’autres. Mais il arrive parfois, qu’en une aubaine
inespérée, la vie lui exauce quelque désir. Pour ma
part, s’il me fallait réunir une grappe de souhaits
en un seul vœu, ce serait d’être heureuse dans un
pays uni. M’éveiller la paix dans l’âme, recevoir la
bienfaisante chaleur des midis et peindre passions
et tourments aux couleurs ineffables des crépuscules de mon pays. I