D’emblée, Héla Ammar affirme: «J’ai plein de
passions et je m’engouffre dedans» pour expliquer sa carrière de juriste spécialisée en droit
financier, d’enseignante universitaire et d’artiste.
D’abord peintre, puis photographe qui accompagne ses œuvres d’une plume alerte et sensible
révélée dans «Corridors», un livre-photos sur les
prisons de Tunisie, un monde totalement opaque
mis à nu après la chute de la dictature.
Héla Ammar n’est pas du genre à insister sur les
vocations contrariées. Femme volontaire, elle s’est
néanmoins pliée aux désirs de sa famille et a fait
son droit pour être conforme à la lignée. Positive,
elle affirme même avoir adoré ses études de droit.
Mais parallèlement, sa fibre artistique la pousse
à s’inscrire à l’atelier d’arts plastiques du peintre
Mahmoud Sehili. «Au bout de cinq ans, je me
suis rendu compte que je faisais du Sehili et j’ai
laissé tomber mes pinceaux pour me consacrer à
ma thèse sur la protection de l’épargne-valeur que
j’ai faite en France».
Les études, la peinture ne suffisent pas à remplir la
vie de la jeune Héla Ammar. A 22 ans, elle se marie
sur un coup de foudre à un gentleman-farmer de
la région de Jendouba et la voilà bientôt maman
de deux garçons qui ont aujourd’hui 22 et 16 ans.
«C’est après ma soutenance de thèse en 2004 que
je reprends mes pinceaux pour me lancer dans la
peinture abstraite.» Cette veine ne la satisfait pas
et elle opte pour la photo dans une série d’autoportraits où elle se met en scène pour exprimer
la condition des femmes en terre d’islam et sa
propre identité: « Dans le milieu artistique, on
m’accusait d’enfoncer des portes ouvertes. Mais je
voyais mes étudiantes se voiler et je m’interrogeais
sur ce corps féminin non assumé.»
Le tournant de la révolution
Comme pour beaucoup de Tunisiens et de Tunisiennes, la chute de la dictature ouvre un boulevard d’opportunités à Héla Ammar. Il y a d’abord
Artocratie - Inside Out Tunisia de JR, l’artiste
français d’origine juive tunisienne qui recrute
cinq photographes, dont Héla Ammar, pour réaliser une série de portraits de citoyens illustrant la
riche diversité de notre société, affichés dans les
rues pour casser la tradition du portrait unique
du Président que le peuple tunisien a dû souffrir
pendant 50 ans.
Sa qualité de juriste l’a fait embarquer dans la
Commission nationale d’investigation sur les dépassements et les violations (CNIDV) des droits
humains, présidée par Tawfik Bouderbala, dont
l’objectif est d’enquêter sur les évènements du 17
décembre 2010 au 23 octobre 2011. C’est ainsi
que Héla Ammar pénètre l’univers des prisons, armée de son appareil photo. Pour la première fois,
le quotidien des prisons tunisiennes est capturé
par l’objectif d’un photographe. Cette matière
inestimable va donner lieu à plusieurs déclinaisons. D’abord, Counfa, le convoi dans le jargon
carcéral pour qualifier les nombreux transferts des
détenus de la prison au tribunal, ou d’une prison à
l’autre, car ils sont souvent éloignés de leur lieu de
résidence pour rendre leur enfermement encore
plus dur, loin de leur famille.
Pour Counfa, Héla Ammar investit le parking
souterrain de la Kasbah à l’occasion de Dream
City 2012, «aussi sombre, suffocant et glauque
que les prisons. Afin de plonger le visiteur dans
l’ambiance opprimante de l’univers carcéral, j’ai
collé ces photos en très grands formats sur les
murs de chaque étage et je les ai accompagnées
d’une installation sonore reprenant des bribes de
témoignages de détenus. J’ai également installé
une chaise à bascule à l’intérieur d’une immense
cellule faite de cages d’oiseaux et invité le public
à s’y installer. Très peu de gens ont eu le courage
d’y entrer…»
De Counfa à Corridors
La marque esthétique de Héla Ammar est la
superposition. Pour respecter le peu de dignité
qu’il reste aux prisonniers et leur anonymat, elle
a choisi de superposer des images de détenus
aux bâtiments vétustes, à la promiscuité dans les
cellules et aux conditions d’hygiène déplorables.
«Parfois, j’ai rajouté le regard ou le visage d’une
femme qui est un modèle avec qui j’ai travaillé
sur l’enfermement. Il était hors de question de
faire un photoreportage car cela aurait été trop
horrible de montrer la détresse des détenus de
manière brute, sans distance. Pendant ces visites
dans les prisons, j’avais l’impression de traverser
des murs épais et chaque fois qu’une image me
revenait à l’esprit, une autre se superposait.»
La superposition est aussi la dominante de sa
nouvelle exposition-installation qui sera au MuCEM (Musée des civilisations de l’Europe et
de la Méditerranée) du 13 mai au 28 septembre
dans le cadre de Traces… Fragments d’une Tunisie contemporaine. Les femmes, leurs droits, leurs
conditions et leurs combats sont le sujet de Tarz,
broderie, avec un mélange de photos d’archives –
notamment les manifestations des années trente
pour l’indépendance– et de photos récentes qui,
dans un symbolisme elliptique, illustre le combat
des femmes tunisiennes du 20e siècle à nos jours.
Les photos sont reliées par une broderie de soie
rouge sur lin blanc qui décline à l’envi les mêmes
mots: liberté, justice, travail et dignité. Les photos
sont accompagnées d’une vidéo où la brodeuse
Saadya fait et défait ses broderies sur un fond sonore où se mêlent discours politiques et révoltes
populaires.
«Nos repères se sont effondrés avec la révolution, explique Héla Ammar, donc on se tourne
vers la mémoire pour comprendre ce qui nous
arrive aujourd’hui et pour nous projeter dans
l’avenir. Aujourd’hui, presque tout est à refaire et
c’est précisément en référence à cela que l’acte de
faire et de défaire les éléments brodés prend tout
son sens. Saadya la brodeuse m’a avoué que cela
lui a brisé le cœur de défaire ses broderies. C’est
exactement ce que l’on ressent lorsqu’on voit des
valeurs, pour lesquelles des générations entières se
sont sacrifiées, être foulées au pied, détruites, défaites. Il faut de la volonté, de la foi et du courage
pour tout reconstruire. C’est précisément ce que
nous nous sommes engagés à faire».
Et la politique?
Héla Ammar s’est un peu frottée à la politique au
lendemain de la chute de l’ancien régime. Elle en
est vite revenue. Son engagement s’inscrit dans le
combat d’une nouvelle génération de féministes
qui a du mal à se fondre dans les appareils des
partis ou dans les organisations traditionnelles
de défense des droits de la femme. «Avant la
révolution, je ne soupçonnais pas l’ampleur des
dégâts, même si le fait de vivre entre Tunis et la
ferme de mon époux, dans le Nord-Ouest, m’a
permis d’être en contact avec la réalité de la Tunisie profonde. Il faut donner un souffle nouveau au
combat pour les droits des femmes. Il faut travailler auprès de la femme rurale et il faut convaincre
aussi les hommes que ce combat est le leur dans
la mesure où l’égalité des genres est le socle de la
démocratie.»
Farida Ayari
47