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D o ss i e r Par Raouia Kheder Le spécialiste est clair : la situation d’impasse dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui n’est autre que le fruit d’un mauvais diagnostic qui remonte à 2012. «  Il nous faudra remonter au temps du gouvernement de Béji Caid Essebsi. Au lendemain de la révolution, des augmentations salariales ont été effectuées. Vous me direz que c’est ce qu’il fallait faire en ces temps de tensions et de pressions sociales. Il n’y avait pas d’autres issues certes. Cependant, après les premières élections, les choses n’ont pas changé et le gouvernement n’a pas modifié son approche. L’idée était alors la suivante  : augmenter les salaires, ce qui impliquait une augmentation du pouvoir d’achat. Pour l’Etat, ce pouvoir allait s’exercer et engendrer un accroissement de la demande au niveau des entreprises qui allaient forcément produire plus. Plus de vente, donc plus d’investissement.  » nous explique-il. Alors pourquoi cette méthode n’a rien donné de tout cela ? Choc de demande ou choc de compétitivité ? Dans quelques semaines, la Tunisie fête les sept ans de la révolution. Pour autant, peu de choses ont changé, notamment sur le plan économique. Certains disent que cela a même empiré. Jusqu’à quel point notre situation économique est catastrophique ? Les Tunisiens se plaignent du pouvoir d’achat qui baisse de jour en jour, de l’augmentation des prix des produits de consommation et de la dépréciation du dinar. Mais combien d’entre nous savent pourquoi nous vivons telle déchéance économique ? Que s’est-il passé en sept ans de liberté d’expression parsemés d’inflation et d’endettement ? Nous avons posé quelques questions à Skander Ounaies, professeur universitaire et anciennement en poste d’économiste au Fonds souverain du Koweït (KIA), afin de mieux comprendre ce par quoi nous passons actuellement. 32 Skander Ounaies nous répond que cette démarche n’est fiable que sous certaines conditions  : «  Notamment en l’absence d’un secteur informel. Il ne faut pas avoir une économie trop extravertie sur l’occident non plus. C’est pour cela qu’il fallait plutôt agir du côté des entreprises et non des citoyens. Il fallait aider les PME, baisser leurs fiscalités, reporter les échéances, etc. Nous parlons alors de choc de compétitivité.  Car voilà ce qui s’est déroulé durant les premières années de la révolution: le pouvoir d’achat qui avait augmenté grâce aux augmentations salariales a concerné principalement les « smigards », qui, comme vous le savez, favorisent pour la plupart l’achat dans le secteur informel. L’Etat a donc favorisé les marchés parallèles pour un secteur informel qui pèse aujourd’hui 30% dans notre économie. Quant aux autres classes, notamment la moyenne, elles ont exercé une forte demande à la consommation. Une demande à laquelle l’Etat n’était pas prêt de répondre et nous avons donc dû faire appel à plus d’importations. Au final  : une dette publique, une dette extérieure et un déficit commercial qui explosent. » Malheureusement, aujourd’hui les plus grands économistes tels que Hechmi Alaia ou Abdejabber Bseies sont unanimes : en Tunisie, nous vivons un problème de productivité et de compétitivité. Gouvernement de compétences Pourquoi le gouvernement -particulièrement de compétences- n’a-t-il alors rien fait pour sauver la donne  ? Parce qu’une bonne partie de ceux qui tiennent des postes clés sont liés par des lobbies. Des lobbies régionaux, politiques, familiaux, sectoriels, etc. «  Qui ne sait pas que certains cafés-restos dont le coût s’élève à plusieurs milliards sont une vitrine de blanchiment d’argent  ? Pourquoi ne les arrête-on pas à votre avis  ? Parce que ce sont eux qui financent certains partis. Les lobbies sont la cause d’une bonne partie de nos soucis économiques. Comment se fait-il que durant la crise actuelle, autant de franchises soient acceptées dans notre pays ? De Kiabi à Lc Waikiki en passant par Bershka et autres marques d’entrée de gammes en textiles alors que le patronnat est au courant de tous les Une loi de finances qui alourdit encore plus la situation «  Parce qu’on ne taxe pas là où on doit taxer tout simplement. Cette loi va peut être passer mais avec beaucoup de difficultés, ou alors une forte pression du groupe Nahdha/ Nidaa. Mais l’après-vote va être très difficile. La société civile se dit prête à descendre dans la rue si jamais cette loi passe. » Quelles voies de sortie pour l’économie tunisienne? « Il faut d’abord et avant tout une réforme de la fiscalité. C’est simple, il ya 3 documents importants : l’immatriculation immobilière, l’importation au port, et l’immatriculation de véhicules. Il suffit juste de croiser ces trois bases de données, d’élaborer un seuil «Malheureusement, aujourd’hui les plus grands économistes tels que Hechmi Alaia ou Abdejabber Bseies sont unanimes : en Tunisie, nous vivons un problème de productivité et de compétitivité.» problèmes que rencontre le secteur ? C’est une minimal de consensus et d’appeler tous ceux grande perte de devises. » qui le dépassent pour les questionner sur leur fiscalité. Et comme déjà dit plus haut, Les causes de cette déchéance ? il faut encourager la productivité, agir en Pour Skander Ounaies, ce sont des fléaux faveur de l’entreprise et formaliser le secteur comme la corruption, l’incompétence ou informel (ce dernier point étant tout à fait encore la prédation qui en sont la cause. « La possible). Autrement, la situation va encore plupart des conseillers de Youssef Chahed ne s’aggraver. Savez-vous combien la Tunisie sont pas des économistes. C’est tout dire. » va-elle emprunter l’année prochaine auprès Un des problèmes majeurs concerne également des banques internationales : 7 milliards de la rupture des citoyens, principalement les dinars. C’est l’équivalent du futur déficit jeunes, avec la classe politique. Ils n’ont plus budgétaire de 2018. A chaque fois que l’Etat confiance. «Le citoyen ou le petit homme recule, les gens avancent. Il est temps de d’affaire, qui fait tout dans la légalité et qui paie prendre de vraies décisions et de véritables la totalité de ses impôts, voit d’un autre côté le réformes. » conclut l’économiste. contrebandier ne pas le faire. Comment voulez- vous qu’ils continuent d’y croire ? » 33