portrait de femmes
Jacqueline Bismuth
Une histoire d’amour :
la « mloukhia la plus chère
du monde »
Par Edia Lesage
La mloukhia la plus chère
du monde ! Quatre heures
à conseiller sa fille et la
copine qui surveillait le
plat au téléphone ! Qui
n’a pas connu une telle
situation ?
Jacqueline Bismuth nous
la raconte avec humour.
« La première mloukhia
de ma fille ! Côté plat bon
marché, c’était foutu ! »
- « Maman, je n’ai RIEN
dans mon frigo »-« Quoi,
même pas deux œufs et un
peu d’harissa ? Ben alors,
une belle ojja, ma fille ! » .
C’est dans ces propos échangés entre
Jacqueline et sa fille que se trouve l’origine
du « carnet de cuisine » qu’elle a réalisé en
pensant aux filles, aux fils, aux belles-filles, aux
voisins, aux copines, aux collègues, aux petits
enfants, à tous ceux qui voudraient se régaler
avec de vraies saveurs, des saveurs que l’on ne
veut pas oublier, du lundi au dimanche.
Un grand geste d’amour en
partage
La fille de Jacqueline associe sa mère à une
sensualité gustative et à des images qui en
disent très long. « Un parapluie dans une
main, une fourchette dans l’autre, je l’ai déjà
vue faire griller des légumes pour une salade
méchouia, dans le jardin, sous une pluie
battante, parce que « au feu de bois, c’est
tellement meilleur ».
Jacqueline répond qu’il ne fallait pas que sa fille
mange n’importe quoi ! Pour elle, maîtresse de
sa cuisine, l’exigence est une marque d’amour.
Sa fille le sait et raconte des souvenirs aussi
émouvants qu’évocateurs dans la postface ou
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le livre d’or de ce livre.
Ce livre d’or est jalonné de propos aussi
élogieux qu’affectueux : « Tous mes amis
aiment manger chez moi car ils retrouvent
les saveurs de leur enfance » C’est aussi un
moment de bonheur, « la fête des papilles ».
Un œuvre longue et minutieuse
qui est l’occasion de souvenirs et
d’une rencontre.
On comprend mieux ces propos lorsque l’on
rentre dans la cuisine de l’écrivaine : un mur
« kitsch » adorable où des souvenirs divers
et insolites comme une « sirène de Tozeur »
côtoient une boîte de thon à l’ancienne sur un
mur digne d’un inventaire à la Prévert.
On comprend mieux lorsqu’elle montre ses
bocaux colorés de confits, lorsqu’elle sort de
son couffin ses courses avec autorité et qu’elle
plante ses artichauts, face à la fenêtre, dans un
vase rempli d’eau en disant : « C’est beau »
ou encore, quand elle explique comment
conserver la saveur des épices, les endroits où
les acheter …
Jacqueline commence par peser et mesurer,
tester ses recettes et, lorsqu’elles ont donné
satisfaction, elle les écrit. Au départ, elle
« avait une dizaine de recettes » et quand elle
a décidé de se lancer dans un livre, ça ne lui a
pas paru impossible. Il a bien fallu pourtant
tester les recettes (plus de « aïnek mizenek »,
comme le lui avait demandé sa fille), les
contrôler et goûter les plats.
A cet esprit de transmission, non seulement
d’une cuisine mais d’un art de vivre, d’une
histoire, de plusieurs histoires, même, s’ajoute
une rencontre improbable.
Le livre tel que Jacqueline l’avait conçu se
devait d’être un beau livre, on l’aura compris.
Les éditions de la Martinière lui assignent une
photographe, Céline Anaya Gautier, qui est
franco péruvienne. C’est une jeune femme qui
a du tempérament et pour laquelle la Tunisie
est une terre encore inconnue.
Sauf qu’en arrivant au pays, des « rivières de
coïncidences » l’ont ramenée elle-même dans
sa propre histoire où se mêlent amis, parents,
images en lien avec son vécu et la Tunisie.
Cela se sent et ses photographies, aux
couleurs mates et chatoyantes, alternant le
documentaire et l’allégorique, l’analytique et
l’abstrait et contribuent à faire de ce livre un
roman photographique, aussi.
« Le souvenir d’une certaine
image n’est que le regret d’un
certain instant » Marcel Proust
Jacqueline est une formidable conteuse. Elle
raconte, elle raconte et on écoute…
On pourrait faire un roman de sa vie. Elle a
inventé le marketing de produits improbables
à la vente dans la Tunisie des années 70
qui ne connaissait pas la publicité audio-
visuelle. Il était difficile de vendre des produits
L’Oréal et Garnier dont sa famille avait eu
la représentation. C’est là qu’elle a inventé la
bande dessinée dans la presse quotidienne.
C’était encore plus difficile pour les produits
Alsa dont la crème pâtissière et la levure
chimique avaient une redoutable concurrence :
le savoir-faire des Tunisiennes. Enfin, tout le
mond e se souvient de « Ch7atitellha ? » pour
le « broudou Knorr ».
Elle a toujours raconté avec beaucoup
d’humour et de légèreté ces aventures d’une
vie. Pendant des années, elle a raconté « sa
Goulette » à sa fille, qui lui dira cette phrase
que l’on ne peut pas inventer : « Je ne te
pardonnerai jamais la nostalgie d’une époque
que je n’ai pas connue ».
Jacqueline couchait sur le papier des anecdotes
familiales et voulait en faire un livre qu’elle
imaginait en parodie de polar. C’est ainsi
qu’est né « La Goulette, quelle histoire,
cette histoire ! (éditions Heliafric, 1999)
qui racontait sa vie, la sauvegarde d’un sabir
et, surtout, d’une atmosphère, la nostalgie
d’une époque qui allait tomber dans l’oubli.
La Goulette aux sept salles de cinéma, à
Kheireddine où l’on pouvait voir les films
asiatiques, les films indiens, les films américains
et, bien sûr, les films égyptiens que sa mère
allait voir le samedi soir. Elle ne veut pas que
cela tombe dans les oubliettes de l’Histoire.
Le « carnet de cuisine » est une continuation
de cette lutte pour conserver cette mémoire
car « la cuisine est une partie d’une culture et
cela crève le cœur de voir les gens aujourd’hui
manger n’importe quoi et penser que c’est
tunisien ».
C’est pourquoi la langue, le tunisien de son
pays, est importante comme sa cuisine. C’est
une manière de résister à une acculturation
contemporaine. C’est tout un esprit, ce livre :
c’est une tradition, un patrimoine que l’on
essaie de sauvegarder, une manière de résister.
Cela a pris la tournure d’une aventure
particulière : un livre de cuisine qui va bien
au-delà de ce qu’il semble annoncer. Livre
attendu en France, mais aussi en Tunisie.
Elle dira : « Il fallait qu’il soit distribué dans
mon pays, c’était important, pour moi ! » La
Tunisie, présente dans la couverture, iconique,
mais dans la douceur et le chatoiement des
illustrations solaires qui jalonnent le livre.
Plus qu’un livre de recette, un
roman culinaire.
Jacqueline Bismuth s’est souvenue de sa grand
-mère qui allait chez les voisins demander trois
ou quatre ingrédients et mitonnait ensuite une
soupe mémorable avec ce qu’elle avait sous la
main.
Elle s’est souvenue de son père qui, en la
voyant se mettre en cuisine, lui avait dit « Tu
reproduis les gestes de ma mère ».
Elle s’est souvenue aussi de sa fille et de ses amis
qui après avoir connu la cuisine traditionnelle,
avaient voulu goûter aux « cuisines du
monde » puis avaient eu la nostalgie de « leurs
saveurs d’enfants ». La blague familiale
devant un plat délicieux préparé en un tour
de main tient en cette réplique « Mais qu’est-
ce que tu as mis là-dedans ? » « Que du sel,
comme d’habitude », ce qui fait dire à sa fille
ces mots proustiens « Les pâtes au beurre de
maman n’ont pas le même goût qu’ailleurs ».
Ces histoires racontées à travers tous ces
voyages gustatifs, c’est plus qu’un livre de
recettes de cuisine qu’elle a voulu écrire. C’est
vouloir préserver un patrimoine immatériel
auquel on ne pense pas forcément mais qui est
essentiel à nos identités car il nous habite aussi
bien que la musique ou la littérature.
La couverture du livre illustre ce propos :
« Une main de Fatma bleue de Tunisie »
posée sur un « fond rouge de Tunisie » qui
fait apparaître en filigrane les carreaux de
céramique de la cuisine de l’écrivaine.
Jacqueline a toujours pensé et à raison, que la
cuisine va bien au-delà de ce qu’elle est et que
nous lui devons beaucoup de nos émotions et
de nos voyages.
Pour conclure, on ne peut que citer
Proust : « Les lieux que nous avons connus
n’appartiennent qu’au monde de l’espace où
nous les situons pour plus de facilité ». Il en est
ainsi du contenu de ce « carnet de cuisine ».
Tunisie Goumande « le carnet de cuisine de
Jacqueline Bismuth –Editions de la Martinière. 2017.
Photographies de Céline Anaya Gautier.
E.L.12 04 2017 – Photographies. Amandine Lesage.
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