FdT Dec 2015 | Page 49

De Djerba à Paris , la quête de liberté omniprésente Marginale et décalée , Anissa Daoud marche au feeling , aux fascinations , aux émotions . Attachée au sud et à Djerba , où elle passe toute son enfance , Anissa Daoud a le mal de la Douce , lorsqu ’ elle emménage à Tunis à l ’ âge de 12 ans . « Depuis mon arrivée à Tunis , je n ’ ai eu de cesse de vouloir partir . Et je suis partie seule en France à 16 ans avec l ’ accord de mes parents . » Difficile de respecter les choix de liberté d ’ une jeune fille de 16 ans . Malgré tout , la famille d ’ Anissa Daoud comprend que c ’ est de l ’ indépendance et de l ’ art que le bonheur de leur fille dépend . A Paris , la brune fait un baccalauréat théâtre . Et c ’ est en préparant le concours du conservatoire national qu ’ elle fait la connaissance de la compagnie de théâtre G . B . E qui lui apprendra les ficelles du métier telle une apprentie . « C ’ était une compagnie qui travaillait beaucoup sur des questions politiques . » Avec elle , le côté militant d ’ Anissa se réveille . Car ça travaillait beaucoup sur la question coloniale , la représentation du colonisé , le racisme et plus tard sur la problématique israélo-palestinienne . L ’ équipe joue partout et voyage beaucoup : Bénin , Burkina , Togo , Palestine etc . « C ’ était pour moi une école de théâtre , de vie et de profession . J ’ y ai appris à tout faire . J ’ ai été comédienne , assistante à la mise en scène , j ’ ai collecté les informations , fait des recherches dramaturgiques . Je me suis construite artistiquement . »
Du théâtre à Paris , au cinéma à Tunis Des années durant , son rapport avec la Tunisie reste conflictuel et douloureux . Au pays des jasmins , l ’ ambiance est pesante , les libertés restreintes et les plus audacieux sont soit en exil , soit vivant sous la menace de la torture et de la censure . Et malgré une vitrine reluisante de la femme tunisienne « benalienne », les mentalités sont rétrogrades . « En tant que femme , il y avait beaucoup de choses que je ne voulais plus vivre , que je ne pouvais plus supporter . Des choses de l ’ ordre du quotidien : le harcèlement dans la rue , l ’ assignation à devoir correspondre à un standard féminin social , etc . » avoue la comédienne . Pour autant , Anissa Daoud ne coupe pas les ponts avec la Tunisie . Elle y retourne de temps en temps , le temps du tournage d ’ un film . Des moments intenses qu ’ elle vit comme dans une bulle . Une plongée dans un rôle , dans la société qui lui est chère mais dans laquelle elle peine à trouver sa place . Durant ces années 2000 , le public aura connu Anissa dans « La tendresse du loup » de Jilani Saadi , « Thalathoun » de Fadhel Jaziri et « Villa Jasmin » de Farid Boughdir . « Elle et lui » de Elyes Baccar , bien que tourné en 2004 , ne sera projeté que plusieurs années plus tard .
En 2009 , peut-on parler de sexe en Tunisie ? On peut parler de tout tant que l ’ on trouve l ’ angle esthétique pour le faire . « Oui . Avec Hobb Story , une pièce qui à travers la question du sexe de la télé et de la religion questionnait les normes sociales et parlait de liberté individuelle , j ’ ai renoué de manière plus profonde avec la Tunisie et le théâtre tunisien . C ’ est aussi parce que j ’ ai eu mes propres outils de production . J ’ étais prête , notamment grâce au lancement du collectif artistique Artistes Producteurs Associés , avec Lotfi Achour et Jawher Basti . » Anissa Daoud maîtrise le discours et la manière de produire . Libre et autonome , elle impose ses choix et affronte le public et l ’ entourage artistique tunisien . Courageuse ? En tout cas , la dramaturge assume tous ses choix . « Je pense le monde , je vis ma vie via mon métier . Ma vie personnelle est conditionnée par conditionnée par celui ci , cela peut paraître pathologique mais je ne sais pas être autrement . J ’ ai envisagé les choses différemment dans ma vie personnelle parce que j ’ ai décidé de revenir au pays à mes conditions de vie . » Pourtant , les conséquences et les réactions à ces choix et ces conditions de vie ne sont pas toujours évidentes . « Je ne cherche pas à ce que les choses soient faciles ou douces ou simples . Je cherche à pouvoir être dans un rapport de justesse avec moi-même . Le jugement des autres , de la profession , voir de la société et de la grande famille , m ’ importe peu . »
Faire du théâtre en Tunisie , une manière d ’ interroger la société Une société qui a besoin d ’ être ré-interrogée , c ’ est ce que pense Anissa Daoud en s ’ embarquant dans des créations comme « Hobb Story » ou « Macbeth-Leila And Ben , a bloody story ». « Car si la société tunisienne me demande des comptes , moi je lui pose des questions en retour : Pourquoi agis-tu ainsi ? D ’ où viennent tes demandes et tes préjugés ? » Mais si aujourd ’ hui Anissa Daoud est censée vivre plus en France qu ’ en Tunisie , le petit pays grignote de plus en plus de son temps depuis la révolution . Car c ’ est dans ce petit bout de terre que se passent les choses les plus intenses , que les questions et interrogations du moment sur le monde sont posées et vécues . « La Tunisie est un terrain de défrichage incroyable , un territoire traversé par toutes les problématiques contemporaines . C ’ est à la fois une chance et une responsabilité pour notre génération » Explique la comédienne .
Les Frontières du ciel , ou des choix cinématographiques ciblés Elle ne parle pas de projets d ’ avenir . Anissa Daoud fonctionne au feeling . Ses choix cinématographiques découlent de sujets qui l ’ interrogent ou de personnages qui ne lui ressemblent pas . « J ’ aime plonger dans des univers différents . Dans Les Frontières du Ciel , j ’ ai beaucoup aimé l ’ idée de Farès Naanaa de parler d ’ un moment de l ’ intime très précis . Dans ce film , c ’ est le deuil d ’ un enfant , mais cela peut être n ’ importe quel autre moment , la maladie ou autre . C ’ est cet au-delà de l ’ amour , le dépassement , quand ce dernier n ’ est pas suffisant , qui m ’ a interpellée . Dans ce projet , j ’ ai aussi aimé le personnage de Sarra . Elle n ’ est pas pleurnicheuse . Il y a beaucoup de dignité , de force , un côté très tunisien et méditerranéen en elle . » Selon Anissa Daoud , Fares Naanaa est dans une réelle modernité car il a montré le quotidien du drame , son déploiement dans le temps avec beaucoup d ’ humilité et de modestie . Il a réinterrogé le rôle de l ’ homme et de la femme en inversant les clichés sur la force et la faiblesse . « Je crois vraiment qu ’ il a fait un film sincère et qui lui ressemble et c ’ est cela même qui touche le public ».
La problématique féminine , toujours d ’ actualité Très portée sur les problématiques des femmes et de la multi-identité , Anissa Daoud choisit des thèmes qui l ’ inspirent . « Mais pas les problématiques clichés , de la femme battue ou autre . Dans « Tendresse du loup », il est question de prostitution , mais mon personnage ne s ’ excuse pas de l ’ être . C ’ est son outil de lutte . Pourquoi on accepterait qu ’ un pauvre paumé vire dealer pour survivre et qu ’ on demande à une putain de s ’ excuser ? Personnellement , j ’ aime beaucoup la normalité . Les personnages qui ne sont pas inscrits dans l ’ exception , mais qui sont exceptionnels . » Car s ’ il est évident aujourd ’ hui que les sujets touchant à la femme ont été trop abordés et mal abordés dans le cinéma , « toutes les problématiques restent intéressantes . Il faut qu ’ elles soient justes qu ’ elles soient portées par des œuvres fortes , qu ’ elles ne soient pas des prétextes . Aujourd ’ hui nous avons une génération qui va pouvoir assurer ce rôle . » Conclut la comédienne . Son prochain travail ? Un film de Lotfi Achour dont la sortie est prévue pour le début de l ’ année .
Raouia Khedher Crédit photos : Samy Snoussi
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