ETC. JOURNAL EDITIONS #3 | Page 46

Carte blanche TEXTE Marie LEMPERIÈRE ILLUSTRATION Guévork AIVAZIAN Cheveu Aussitôt je sentis, Toujours pleurant, une Forme mystique bouger Dans mon dos, me tirer en arrière par les cheveux ; Et une voix impérieuse dit, comme je luttais, « Devine qui te tient ! » - « La Mort ! » dis-je – mais, alors, tinta la réponse… « Non, pas la Mort, l’Amour. » Elizabeth Browning - Sonnets from the portuguese Je ne veux pas parler des cheveux coupés, tressés en bijoux, sertis dans un médaillon, comme on l’a fait et l’on continue de le faire depuis des siècles en une sorte de fétichisme. Ni de ses cheveux d’enfants coupés amoureusement par les mères et conservés dans une petite boîte ou une enveloppe précieuse. Ni de ceux que l’on balaie sur les planchers des salons de coiffure, les longs, les courts, les blonds, les roux, les bruns, les blancs – quel est le destin de ces restes de nous ? Ni d’Iseut dont le blond cheveu a été apporté par deux hirondelles au roi Marc ; entrés par la fenêtre donnant sur la mer, les oiseaux en querelle l’ont 46 laissé tomber de leurs becs et le long cheveu d’or inspire au roi de faire quérir la Belle et de la prendre pour femme. Tristan, lui, reconnaît ce cheveu et se souvient bien de la Blonde Iseut ; il ira la chercher et nous connaissons la suite… Je veux parler du simple cheveu glissant sur le sol, poussé par un souffle infime, qui s’amalgame à la poussière et forme un curieux petit nuage gris. La ménagère en nous leur fait la chasse, s’exaspère d’en retrouver même après avoir passé l’aspirateur. Il en reste toujours un coincé quelque part, tombé d’on ne sait où, accroché à un vêtement, à un coussin… Nous ne sommes guère émus par les nôtres, à moins qu’on en perde trop, que leur chute nous inquiète. Mais un seul cheveu d’un(e) autre me touche parfois jusqu’aux larmes quand mon regard le découvre ; forme minimale d’une présence absente et parfois chérie. Signe si humble d’une réalité et d’une vérité banales pourtant : celles du désir et de la perte. Et pas seulement… Je me rappelle alors ce passage de L’épuisement de Christian Bobin à propos d’un « sac de plastique vide », abandonné sur un tapis rouge par une femme aimée de lui, et dont il dit qu’il n’y a pas de meilleure image de la poésie que ce sac vide : «… cette présence soudain incontestable d’une autre vie dans notre vie, une présence si nette qu’elle ressuscite la joie en nous dormante. » Et de poursuivre ainsi : « Dans quatre lignes de prose austère, traversées ici et là d’étonnantes lumières, comme des veines blanches dedans un marbre noir, Mallarmé se montre aux prises avec les souhaits d’une enfant, sa fille sans doute, enfiévrée par la proximité d’une fête foraine. Bien qu’il se décrive alors comme pris dans ses rêveries – et les rêveries d’un aussi puissant poète, cela n’était pas rien…- il écoute l’enfant et l’emmène, au plus loin de la littérature éternelle, vers les baraques et les manèges; ce qui le fait céder – mais « céder » n’est pas le mot : en vérité, il n’hésite pas un instant – c’est la voix réjouie de l’enfant, simplement la voix qu’il nomme ainsi : la voix claire d’aucun ennui. » Le cheveu retrouvé par hasard est aussi une voix claire d’aucun ennui… 47