Ensemble intercontemporain 2015-16 musical season Brochure de saison 2015-2016 | Page 98

98 celles que l’on utilisait pour les luths à la Renaissance. P B. : Il faut en effet une tablature. Dans . la pratique, pour des pièces très précises, s’il n’y a pas de notation d’actions – sur le hautbois, le basson, etc. –, on n’est jamais sûr de ce que l’on exécute. Il faut donc marquer le doigté, mais quelquefois aussi le résultat, car si l’on joue en pressant l’anche plus ou moins fort, le son diffère, malgré le même doigté. P M. : Ce qui manque encore à la musique . électronique, c’est une notation symbolique capable de représenter certains états sonores, des sons inharmoniques par exemple, des sons bruités ou différents sons non encore répertoriés. P B. : C’est selon moi impossible à réaliser . parce que, plus on avance dans la complexité sonore, moins un symbole peut convenir pour y renvoyer, comme si l’on voulait inventer une notation symbolique commune pour le danois, le flamand et le vietnamien. Vous souhaiteriez ainsi en appeler à une espèce d’espéranto ? P M. : Ce n’est pas exactement cela. Il . s’agit non pas de créer une écriture qui rassemblerait tous les possibles, mais d’en inventer une qui permettrait de faire des transformations beaucoup plus organiques. Car, pour l’instant, les sons restent trop souvent enfermés dans une représentation numérique. Or la représentation numérique, si elle peut être pratique, n’est pas du tout intuitive pour un musicien. P B. : Je comprends mais simplement je . suis sceptique sur les possibilités réelles d’une telle notation. Car plus on s’approche du phénomène sonore lui-même, plus on a besoin d’un symbole complexe. Je crains qu’une telle écriture symbolique ne soit finalement si complexe qu’elle en devienne non maîtrisable – surtout dans l’immédiat. P M. : Dans ce rêve de disposer enfin . d’une notation symbolique, peut-être y a-t-il un brin de ressemblance avec la démarche du géographe d’une nouvelle de Borges qui s’efforce de dresser la carte d’un territoire aussi précise que l’est le territoire lui-même. J.-P C. : Cette capacité d’écrire et de lire . est une disposition propre au cerveau de l’homme, qui n’a évidemment pas été sélectionnée à cette fin au cours de l’évolution des ancêtres d’Homo sapiens. L’apprentissage de l’écoute chez un enfant exploite la plasticité exceptionnelle du cerveau en développement par une sélection synaptique organisée, stabilisant de manière privilégiée les circuits de l’écriture propres à la culture dans laquelle l’enfant est élevé. Ces circuits mettent en relation fonctionnelle l’activité neuronale évoquée par la lecture des lettres du mot écrit avec les objets de sens stockés dans la mémoire à long terme. L’analyse de ces circuits, connus depuis le début du xxe siècle avec les travaux de Dejerine, révèle une contribution importante – cela vous surprendra peut-être – des voies de l’audition3. Effectivement, lorsque nous lisons ou écrivons un mot, nous le prononçons tacitement. Nous l’entendons avec notre « oreille intérieure ». En d’autres termes, nous y avons un accès conscient sous une forme auditive. L’imagerie cérébrale le confirme4. Cela suggère que des voies semblables interviennent dans l’écriture et la lecture de la musique, bien qu’il faille s’attendre à ce qu’elles diffèrent dans le détail de celles intervenant dans la lecture du langage, au même titre que des différences existent dans les circuits engagés dans la lecture du kanji et de l’écriture alphabétique. La plasticité du cerveau de l’enfant et, dans une moindre mesure, celle du cerveau adulte sont telles qu’on peut imaginer l’invention de nouveaux systèmes d’écriture musicale plus universels, de nouveaux circuits à stabiliser ! P B. : Pour la musique électronique, sans . doute un nouveau système d’écriture ou, plutôt, un système de représentation symbolique finira-t-il par être inventé un jour. Sera-t-il d’emblée universel ou faudra-t-il passer par une période plus ou moins longue de coexistence de plusieurs systèmes provisoires ? Qui sait ? Mais pour la musique acoustique, instrumentale ou vocale, le système d’écriture dont nous disposons me semble suffisamment complexe, à la fois précis et abstrait, et je vois mal quel autre système pourrait venir utilement le remplacer. L’imaginaire musical du compositeur occidental repose d’ailleurs très directement sur ce système d’écriture là, et sur aucun autre. Pour composer, il est indispensable de pouvoir imaginer le résultat sonore sans aucun intermédiaire instrumental, au moyen de l’écoute intérieure, qui s’appuie sur l’écriture. Mais plus qu’imaginer, il faut entendre. Cette capacité d’écoute intérieure permet au compositeur de projeter des objets sonores complexes – avec leurs hauteurs, leurs durées, leurs vitesses superposées, les densités, etc. – qui se configurent hors de toute réalité concrète dans son imaginaire. Il lui permet aussi de leur affecter une représentation graphique adéquate. P M. : On n’a encore rien trouvé de mieux . que le solfège traditionnel pour relier l’écriture avec la réalité sonore. 3  ejerine J., Anatomie des centres nerveux, Paris, Rueffet Cie, 1895, vol. 1. D 4  ehaene S., Pegado F., Braga L. W., Ventura P Nunes Filho G., Jobert A., Dehaene- Lambertz G., Kolinsky R., Morais J., Cohen L., « How learning to read changes the cortical D ., netw orks for vision and language », Science, 2010, 330, p. 1359-1364.