Ensemble intercontemporain 2015-16 musical season Brochure de saison 2015-2016 | Page 85

85 Giordano Bruno, la chair et les cendres Entretien avec Francesco Filidei l’auditeur traverse. Chacune a sa couleur et son allure propre. J’ai tendance, comme de nombreux compositeurs, à personnifier les notes de la gamme, à les associer à des couleurs et des émotions spécifiques : pour moi, le sol est rouge, le fa est vert, etc. C’est quelque chose de très spontané qui trouve ici une raison plus profonde. Imaginez un peintre qui travaille uniquement avec deux couleurs, le blanc et le noir, puis qui se met progressivement à peindre des monochromes avec les différentes couleurs du spectre lumineux. Un jour, il a l’idée de les mettre les uns à côté des autres sur un même mur. C’est exactement comme ça que j’ai procédé Pourriez-vous décrire l’écriture musicale que vous avez développée dans cet opéra ? Diffère-t-elle de celle de vos pièces instrumentales ? L’écriture de cet opéra est très madrigalesque. Il arrive souvent à l’orchestre de figurer avec ses moyens l’humeur des personnages, ce qu’ils se disent et même ce qui se passe au cours de la scène. Par exemple, les mouvements coordonnés des corps célestes dans la deuxième scène – Filosofia I – sont figurés par une superposition de différents motifs rythmiques qui viennent de temps à autre se rejoindre. De la même manière, chaque élément (eau, air, terre, feu) a son motif spécifique. Mais cela ne veut pas dire que mon écriture aurait changé radicalement avec cette œuvre. Dans mes pièces pour ensemble ou pour orchestre, les instruments sont tout aussi bavards ; la différence est peut-être que l’on comprend moins ce qu’ils disent. L’avant-dernière scène de l’opéra est celle du bûcher. Elle concentre à elle seule la plupart des traits caractéristiques de l’œuvre. Quel est l’enjeu de cette scène ? Il s’agit sans doute de la scène la plus complexe de l’œuvre. Giordano Bruno vient de chanter son dernier air. La scène commence en do# et franchit en un temps assez bref toutes les notes qui la sépare de fa#, la note du prologue à laquelle on revient. Mais plutôt que de les faire se succéder comme dans le reste de l’opéra, je les additionne, reconstituant peu à peu le spectre harmonique de la fondamentale, do. Chaque note est comme une flamme qui s’ajoute au bûcher, envahissant l’espace physique et harmonique. Giordano Bruno ne peut ni chanter ni parler. Il s’exprime par interjections, suites de phonèmes inarticulés qui composent cependant, si on les écoute bien, des bribes d’injures et de blasphèmes dirigés contre le pape et les inquisiteurs. Votre précédente grande œuvre scénique, N.N. pour six voix et six percussions (2007-2009), reposait sur un principe de composition qu’on pourrait qualifier d’intégral. Ce n’est plus le cas de Giordano Bruno. Pourquoi cette différence ? Dans N.N., tous les déplacements et les gestes des interprètes, les chanteurs comme les percussionnistes, étaient écrits. Rien de ce qui se passait sur scène n’était étranger à la musique. Il y avait deux longues tables en bois qui servaient autant d’éléments de décor que d’instruments : les interprètes s’y confrontaient de toutes sortes de manières, les frappaient, les frottaient, les caressaient, etc. Je constate rétrospectivement que dans la grande pièce pour orchestre et violoncelle que j’ai composée en 2009, Ogni Gesto d’Amore, le geste musical devient plus métaphorique que physique. Et c’est encore plus manifeste dans l’opéra. Le rapport entre le vivant et l’objet que figurait dans N.N. le geste de toucher la table avec ses mains, donnant vie à l’inanimé, devient ici la fusion dans le bûcher de la chair de Giordano Bruno et du bois de la croix. On retrouve les mêmes enjeux mais à un autre niveau, plus symbolique. Le problème devient : comment retrouver le vivant et la vie, quand l’inanimé, la mort, l’a emporté ? C’est ce qu’on entend à la fin de la scène du bûcher. Le spectre harmonique que je construis dans cette scène se transforme en bruit. Mais je ne pouvais évidemment pas terminer l’opéra ainsi et la musique devait revenir ; il fallait trouver un moyen de la faire revenir malgré tout. C’est pourquoi je conserve au cœur même du bruit une minuscule ligne de vie qui sera, quand le feu se sera éteint, le reste à partir duquel la musique renaîtra dans la dernière scène. Propos recueillis par Bastien Gallet