Ensemble intercontemporain 2015-16 musical season Brochure de saison 2015-2016 | Page 76
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Mar’eh
Entretien avec
MATTHIAS PINTSCHER
compositeur
Mar’eh fait partie d’une série d’œuvres
aux titres hébreux, série débutée en 2008
avec She-Cholat Ahavah Ani, dans laquelle on trouve aussi bereshit (2012).
Je suis juif, mais je n’ai pas reçu, à proprement parler, une éducation juive. Même si
enfant, j’ai fréquenté une école hébraïque,
cette expérience fut si détestable que je
me suis empressé de tout oublier. Ce n’est
qu’autour de la trentaine que cette culture,
cette langue ont resurgi dans ma vie.
J’avais déménagé à New York et m’étais
fait de nombreux amis juifs ou israéliens.
Je m’y suis donc à nouveau plongé : j’ai
réappris la langue et passé beaucoup
de temps à étudier la Torah, la Mishna,
le Talmud et la Kabbale. Le judaïsme n’a
cessé de se réinventer : la Torah, qui n’est
pourtant qu’un texte assez court, mais
d’une grande densité, a été interprétée
et commentée en tout sens pendant des
millénaires. Non pratiquant, mais habité
par le spirituel, ces textes magnifiques
m’ont grandement inspiré. À 35 ans, le
Cantique des Cantiques représentait ce
que Rimbaud avait été pour moi à 20 ans !
Comment choisissez-vous les titres , dans
ces cas-là ?
En général, je tombe sur un mot, et la
musique naît : « Au commencement était
le verbe » ! C’est ainsi depuis que j’ai 15 ou
16 ans : deux mots suffisent pour m’ouvrir
tout un monde de musique.
Que signifie « Mar’eh » ?
« Mar’eh » signifie « vision ». C’est un mot
biblique qui désigne non seulement les
traits du visage, mais peut aussi évoquer la
beauté de ce visage, la beauté d’un regard
ou d’un moment, d’un état extraordinaire,
surnaturel. L’hébreu est une langue fascinante car saturée de riches polysémies.
Un mot n’est jamais univoque mais a
toujours des significations multiples. Les
traductions de l’hébreu en allemand, en
anglais, et surtout en français, nécessitent
souvent près de quatre ou cinq fois plus
de mots que dans le texte original ! C’est
aussi une qualité à laquelle j’aspire au
sein de mon écriture.
Chaque mot serait comme un prisme…
Exactement. Dans Mar’eh, le violon est
ce prisme sonore. Il véhicule toutes ces
images qu’il peut propager et faire briller
dans toutes les directions en même temps.
Dans sa version originale, pour violon et
orchestre, l’œuvre est écrite pour Julia
Fischer.
Pour moi, Julia est Mar’eh. L’œuvre lui est
naturellement destinée, en raison de son
exigence et de sa rigueur, et aussi pour
cette beauté sereine, cette lumière intérieure, qu’elle dégage lorsqu’elle joue.
Julia et moi-même sommes des amis
de longue date et j’ai toujours été un grand
admirateur : c’est l’une des rares solistes
dont la pâte sonore change radicalement
selon les œuvres interprétées. Le violon
de Julia se moule dans la musique qu’elle
joue, son approche du jeu instrumental et de la production sonore évoluant
d’un compositeur à l’autre. Quand on
l’écoute, on n’entend pas « Julia Fischer
jouant » Mendelssohn, Brahms, Bach ou
Pintscher. On entend d’abord et avant
tout Mendelssohn, Brahms, Bach et
Pintscher par une soliste incroyable.
Un autre aspect de son jeu me fascine :
on n’entend jamais ses changements de
coup d’archet. Si l’on peut voir son archet
monter et descendre, la ligne musicale
est comme ininterrompue. Jusque-là,
ma musique avait un caractère quelque
peu fragmenté, passant d’une situation
musicale à la suivante. Avec Mar’eh, je me
suis lancé le défi de composer un chant,
une ligne. Pour la première fois, j’ai voulu
d’un chemin, qui commence en un point
A pour aller vers un point B. Sans détour
frénétique, sans explosion éruptive, sans
tremblement, sans rupture : un plainchant qui se déroule et se déploie, comme
la trajectoire du soleil de son lever à son
coucher.
Dit comme ça, on peut penser au
Concerto pour violon de Mendelssohn.
C’est une très bonne remarque :
Mendelssohn a été une grande inspiration pour Mar’eh. La musique circule,
elle n’est jamais statique. Même lorsque
tout semble s’arrêter, on a le sentiment
qu’une nouvelle vague de fond est sur le
point d’émerger. Le discours se tisse de
dizaines de couches sonores sédimentées
– comme la croûte terrestre, continuellement en mouvement, même de manière
imperceptible. Et l’énergie dégagée est
grandiose.