Ensemble intercontemporain 2015-16 musical season Brochure de saison 2015-2016 | Page 63
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Georges Aperghis. La parole et le labyrinthe
desque ?) vient tout bousculer. Mais cela passe aussi
vite qu’un nuage dans le ciel. La catastrophe est
déjà loin. La contrebasse, le piano et la grosse caisse
nous font descendre dans un sous-sol très sombre.
Impression aussitôt contredite par une nouvelle
séquence. Fausse piste. S’élève alors une comptine
sans âge, simple et émouvante, comme un lointain
écho aux Récitations (1978), soutenue par des traits
d’instruments. La position de la voix, tantôt au milieu, tantôt au bord de l’effervescence, tantôt seule,
augmente le trouble. Progressivement tout s’éteint.
On entend juste les coups d’un mokubio, comme des
gouttes d’eau sur une lame de bois.
On l’aura compris, la musique de Georges
Aperghis requiert chez ses interprètes une grande
virtuosité et elle génère un type de présence très
particulier : des êtres venus de nulle part, saisis dans
l’instant, et en même temps vivant un peu dans leurs
rêves. Ce ne sont pas des personnages, pourtant il
ressort d’eux beaucoup d’humanité. L’écriture de
la partition travaille avec des affects très puissants
(respirations, gémissements, pleurs), créant une
atmosphère très chargée. Et en même temps, c’est
comme si nous pénétrions en nous-mêmes, à l’intérieur de notre propre espace mental.
L’expérience est parfois déroutante, tant pour les
musiciens que les auditeurs. Mais la déroute semble
programmée, inscrite dans la partition comme une
case sur un jeu de l’oie. Une pièce aussi foisonnante
que Champ-Contrechamp pour piano et ensemble
(2011) peut donner le sentiment, la première fois
qu’on la découvre, qu’il vaut mieux renoncer à s’en
faire une idée globale. Il y a en elle tant d’éléments
disparates, de trous et d’enchaînements impossibles. Sur la page, on dirait un tissu ou un logiciel de
montage. « Le titre, dit le compositeur, est emprunté
au langage du cinéma (Shot-countershot) ». La ca5 Georges Aperghis, Champ-Contrechamp, note de programme.
méra montre tantôt un personnage et tantôt celui
qui lui fait face. On passe sans transition de l’un à
l’autre. Dans ce concerto pour piano et ensemble, on
nous expose deux points de vue : celui du soliste et
celui de l’ensemble. Parfois, le soliste crée un espace
sonore dans lequel se fond l’ensemble et parfois
l’ensemble crée un espace sonore dans lequel le
soliste s’inscrit. C’est un jeu de résistances – passive et active – et de miroirs. C’est un peu la suite
de Teeter-totter et Seesaw (pièces pour ensemble)
(2008) dont le titre veut dire bascule et qui évoque ce
jeu de va-et-vient entre des instruments « solistes
et des groupes d’instruments 5 ».
C’est au fil de l’écoute, parfois même après coup,
que toutes ces œuvres trouvent en nous leur cohérence. Nous nous y frayons un chemin comme dans
un labyrinthe. Chez Aperghis, ces petits agrégats
de son et de sens, ces vertiges et catastrophes qui
interrompent et dérangent une hypothétique linéarité (un récit) sont peut-être paradoxalement ce qui
permet à l’auditeur de garder contact, au cœur du
chaos, avec un niveau élémentaire de l’émotion. Nos
émotions d’enfant ou l’enfance de nos émotions.
Remerciements à Georges Aperghis, Émilie Morin, Antoine Gindt.
Après des études de lettres et de philosophie et dix années dédiées à la mise
en scène de théâtre expérimental, Célia Houdart se consacre à l’écriture.
Depuis 2008, elle compose en duo avec Sébastien Roux des pièces diffusées
sous la forme d’installations ou de parcours sonores. Elle a été lauréate de la
Villa Médicis hors les murs, de la Fondation Beaumarchais-art lyrique, du prix
Henri de Régnier de l’Académie française (2008) pour son premier roman Les
Merveilles du monde et du prix Françoise Sagan (2012) pour Carrare. En 2015
elle publie Gil (éditions P
.O.L), roman sur la vie d'un musicien hors du commun,
de son enfance à la célébrité qui le consume.