Ensemble intercontemporain 2015-16 musical season Brochure de saison 2015-2016 | Page 62

62 Machines à intempéries 1 Georges Aperghis a presque toujours conçu la scénographie de ses propres spectacles. Pas de décors en dur, mais des installations mobiles et légères. Des écrans, des petites caméras, des images (Entre chien et loup, 1999, Paysage sous surveillance, 2002), une tour de contrôle et une échelle de Jacob un peu dérisoire (Avis de tempête, 2004). Des dispositifs donc, plutôt que des décors. Presque des installations, avec des machines. Depuis Commentaires (1996), Georges Aperghis fait régulièrement appel dans ses mises en scène à l’informatique et aux technologies. Sons électroniques, traitements en temps réel, caméras de surveillance, images vidéo-projetées ou rétro-projetées – la technique n’est jamais utilisée pour ellemême, ni exhibée comme un objet fascinant : « Je suis un artisan, dit le compositeur, je n’aime pas les grosses machines sophistiquées 2. » Plutôt petites et manipulées à vue, ses machines sont peu performantes et font partie intégrante de la représentation, cohabitant avec les interprètes comme des animaux familiers ou parasites. Dans Machinations (2000), aux côtés des quatre « diseuses », assises chacune à une table, bricolant avec de menus objets dont l’image est rétro-projetée, intervient un cinquième personnage, sorte de puissance occulte, qui se tient derrière un écran, et qui, à l’évidence, est là pour brouiller les choses. Avec l’ordinateur, c’est la fonction de « machiniste » de théâtre qui se trouve réinventée, réinvestie du pouvoir de tout manœuvrer en coulisses. Dans Paysage sous surveillance, tout est filmé, et l’auditeur-spectateur est mis face à un monde dédoublé, qui observe sa propre image. Tandis que dans Avis de tempête, des éléments filmés en direct par des mini caméras confiées aux interprètes, sont mixés à des images préexistantes, et projetés sur des écrans, fenêtres sales ou embuées qui opacifient bien plus qu’elles ne révèlent. Prises dans les rets de ces machines, tantôt cernées, tantôt comme prolongées par elles : des présences. Un échantillon d’humanité drôle et inquiétant. La « polyphonie impossible » Le corps et la voix sont au centre des œuvres d’Aperghis, même lorsqu’il s’agit de pièces instrumentales sans chanteurs ou comédiens. Peut-on affirmer de sa musique qu’elle est fondamentalement vocale ? Oui, si l’on précise, comme Georges-Elie Octors, chef de l’Ensemble Ictus, qu’« il faut entendre “vocal” dans son sens le plus large. Stimulant sans cesse ce qui est au-delà des frontières de ce qui est reconnu comme expression vocale. Une sorte d’exploration, d’extrapolation, puis de sélection minutieuse de tout ce que le vocal peut, ou pourrait nous dire (parlé, chanté, murmuré, esquissé, hurlé, timbré, instrumental, jubilatoire, frustré, etc.). Nous ne savons plus très bien si ce sont les parties instrumentales qui sont vocales... ou l’inverse 3 ». On relève dans les partitions de Georges Aperghis « toute une série d’opérations musicales 4 » appliquées à la langue : élisions, répétitions, hoquets... Une langue s’invente, bredouille, se développe par essais et ratages, traversée ici et là de tonitruantes catastrophes. Dans Contretemps (2005-2006), pièce pour soprano et ensemble, on saisit, prises dans un flot (un flux), des bribes (des isolats) de mots : « Suite à quoi... on est déçus... crazy... » Les paroles s’enchaînent à un rythme étourdissant, nous sommes entraînés dans une spirale. Les instruments sont d’abord dans l’ombre de la voix. On dirait un sismographe un peu déréglé. Soudain, une sorte de fanfare tonitruante (un Kurt Weill cauchemar- 1 Nom d’une pièce de Georges Aperghis adaptée et interprétée par Jean-Pierre Drouet sur les machines musicales de Claudine Brahem. Création Festival Présences, 1995. 2  eorges Aperghis, Le Titre fait le tableau, création Festival d’Automne à Paris, 1972-1982, Paris, Messidor-Temps actuels, 1982, repris dans Machinations, G textes réunis par Peter Szendy, Paris, L’Harmattan, Ircam-Centre Georges Pompidou, 2001, p. 41. 3 Georges-Elie Octors, « Textes-partitions », dans Célia Houdart, Avis de tempête. Georges Aperghis, Paris, Éditions Intervalles, coll. « Journal d’une œuvre », 2007, p. 88. 4 Georges Aperghis et Peter Szendy, « Écrire à retardement », Vacarme n°23, printemps 2003, p .66-69.