Ensemble intercontemporain 2015-16 musical season Brochure de saison 2015-2016 | Page 20
20
Concevoir la musique
comme un rayonnement
Entretien avec THIERRY DE MEY
compositeur et réalisateur de films
Votre œuvre ripple marks sera créée par
trois solistes de l’Ensemble intercontemporain le 10 octobre 2015, dans le cadre
des deux soirées « Turbulences numériques » à la Philharmonie de Paris (cf.
p. 34). Pouvez-vous nous parler de cette
œuvre en cours de réalisation ?
ripple marks, littéralement « traces d’ondulation » en anglais, est une œuvre pour
trois solistes et vidéo. Celle-ci évoquera
sur l’écran le parcours labyrinthique des
solistes sur scène, couplé à des projections d’images du flux et reflux de la mer
sur les rivages de Belgique et de la baie
de Somme. Progressivement, les vagues
effaceront le labyrinthe tracé sur le sable.
Il s’agit pour moi de réminiscences, de
souvenirs de jeu x d’enfant : j’étais fasciné
par les traces ondulées que la mer laisse
sur le sable en se retirant.
Dans ripple marks, le dispositif scénique, la partie vidéo, mais aussi la partie musicale électronique sont dérivés de
l’analyse des potentialités d’un phénomène encore peu exploité : les sons multiphoniques des instruments à cordes. Au
cœur de l’instrumentarium, il y aura la
harpe : un instrument statique. Elle interagira avec deux instruments mobiles,
l’alto et la clarinette, qui seront joués par
deux solistes se déplaçant sur le plateau.
Les déplacements de l’alto et de la clarinette ne seront pas le fruit du hasard :
ils se chercheront en suivant les chemins
d’une sorte de labyrinthe virtuel : ce que
les danseurs nomment un « floor pattern »
pour désigner les tracés de leurs trajets
dans l’espace scénique. Ce dispositif servira aussi à organiser le temps musical
et l’espace harmonique. Aux allées, culde-sac, zones de danger, points de rencontre de ces « tresses-labyrinthe » seront
associés des champs sonores particuliers
définis par les sons de synthèse et l’instrument statique. Les couleurs spectrales
seront annoncées par les multiphoniques,
ces nœuds harmoniques situés sur certaines cordes graves de la harpe. Avec
la complicité de Frédérique Cambreling,
nous avons en effet isolé sur la corde des
endroits produisant des sons au spectre
large, où plusieurs partiels se disputent
la prééminence. Ces sons ont une parenté
frappante avec certains résultats de la
synthèse électronique.
Ma pièce Kinok, pour hautbois et ensemble (1994) ainsi que Tippeke (1996),
pour violoncelle, électronique et film,
s’appuyaient déjà sur ces sons « en conflit
interne » avec lesquels j’ai une grande affinité. Dans les années 1980, la découverte
de Studie über Mehrklänge (1971) de Heinz
Holliger fut pour moi une expérience fulgurante. Nous avons donc modélisé sur
ordinateur une « corde » idéale pour comprendre et organiser les plus beaux spécimens sonores de notre cueillette, et c’est
avec bonheur que nous constatons que
le modèle informatique reproduit assez
fidèlement les échantillons enregistrés
empiriquement.
ripple marks est donc une œuvre complexe, au carrefour de la musique spectrale, de la musique électronique, de la
mise en scène et de la vidéo. Comment
s’inscrit-elle dans votre parcours d’artiste complet, à la fois compositeur et
vidéaste aimant frayer avec le monde de
la danse ?
ripple marks s’inscrit dans un projet de
recherche plus vaste intitulé « Taxinomie
du geste », que je poursuis depuis 2012
au centre Charleroi Danses et à l’Ircam.
Ce projet tente de dresser un catalogue
subjectif de gestes remarquables, un peu
comme Olivier Messiaen l’avait fait avec
les chants d’oiseaux. Une fois établis et
modélisés sous forme d’algorithmes, ces
gestes peuvent devenir de véritables
modèles d’inspiration pour les danseurs
bien sûr, mais aussi pour les musiciens, les
plasticiens, etc. Prenons l’exemple d’une
belle expérience de physique dont la vidéo
tourne actuellement sur les réseaux sociaux : celle-ci figure un ensemble de seize
pendules à la longueur de corde différente
lâchés au même moment. Cette expérience
du mouvement est fascinante à regarder.
Comme les cordes sont de longueurs différentes, il s’y produit progressivement
un déphasage que l’on peut décomposer
en plusieurs étapes : l’unisson ; puis une
sorte de reptation-ondulation comparable
au mouvement d’un serpent essayant
d’évoluer en laissant la moindre surface
de son corps sur un sol brûlant ; puis une
forme à quatre battements ressemblant
au galop d’un cheval décomposé à la fin
du xixe siècle par le photographe britannique Eadweard Muybridge ; puis une
sorte d’hélice d’ADN vrillant vers le haut ;
à nouveau un galop ; enfin une sorte de
marche à deux battements ; etc.
La fascination que l’on éprouve devant
ce spectacle simple s’explique, selon les
adeptes des sciences cognitives, par le
fonctionnement même du corps humain.
Celui-ci est traversé par une série de
boucles, de flux qui opèrent tous à des
rythmes différents : circulation des neurotransmetteurs dans le cerveau, battements du cœur, respiration, cycles de
déclenchement/inhibition… Cette série
de boucles rythmiques internes au corps
humain me mobilise sur le plan artistique
depuis longtemps : elle est au cœur de mes
premières œuvres dans les années 1980.
Par exemple, la musique composée pour
le ballet Rosas danst Rosas d’Anne Teresa