Ensemble intercontemporain 2015-16 musical season Brochure de saison 2015-2016 | Page 19
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DOSSIER
Olga Neuwirth a une conception de la musique
et de l’idée musicale non hermétique et elle avoue
toujours tirer son inspiration d’un dialogue avec
les autres arts, que ce soit le cinéma, la littérature
ou – pour ce projet – l’architecture. L’architecture
déconstructiviste, qui fixe de nouvelles règles à l’espace en déconstruisant les oppositions et en déhiérarchisant les catégories, a exercé une influence
importante sur la compositrice autrichienne, notamment sur ses drames dits « fracturés » comme
Bählamms Fest ou encore Lost Highway. Le texte,
la vidéo et la musique y entraient en tension sans
qu’une discipline ne se soumette à l’autre, créant
ainsi des espaces sonores complexes et dynamiques 1. Cette fois, l’idée architecturale, celle d’une
coupole d’église vénitienne, est transformée : la
coupole est rendue vivante grâce à un dispositif
acoustique conçu comme une sorte de parapluie,
d’enveloppe sonore dont les sons viennent irradier
l’espace de l’auditeur. À l’architecture fixe et verticale d’une église se substitue une enveloppe sonore
virtuelle en mouvement, les sons se déplaçant le
long de la sphère. Après Nono qui revisitait l’espace
de San Lorenzo en bouleversant les habitudes de
l’auditeur, Neuwirth déplace donc de façon plus
radicale encore le centre de gravité de l’écoute :
« L’église se casse, elle murmure, se fissure, hurle
et chante comme un bateau sur les flots. » 2 L’image
qu’elle retient, celle de cette coupole de sons en
mouvement, est celle d’une arche qui vogue sur les
flots. L’espace acoustique se redéfinit sans cesse, il
fonctionne en rhizome.
L’image marine a une source double : le Prometeo
de Luigi Nono, et The Encantadas de Herman
Melville. Du drame de Nono, Neuwirth retient
l’idée d’un archipel d’îles entre lesquelles l’auditeur doit avancer à petits pas, de façon progressive
et tourmentée afin de s’affranchir de ses habitudes
d’écoute. Mais les îles sont aussi « les îles enchantées », sous-titre de la nouvelle de Melville où il est
notamment question de l’archipel des Galápagos. La
mer est omniprésente chez cet auteur à qui Neuwirth
Les nouvelles scènes de la musique
a déjà rendu un hommage musical dans The Outcast.
Homage to Herman Melville (2009-2011), une installation musicale où elle célébrait l’esprit visionnaire
et critique de l’écrivain et son appel à la tolérance.
Cette fois, de l’auteur de Moby Dick, elle reprend
le combat sur les flots, la métaphore marine et la
progression horizontale. Par ailleurs, Olga Neuwirth
a souhaité intégrer l’environnement maritime vénitien à la pièce. Des sons captés dans la lagune viendront ainsi se mêler à ceux de San Lorenzo.
Neuwirth a toujours cherché de nouvelles formes
d’organisation sonore qui abolissent les hiérarchies spatiales (haut-bas/devant-derrière, etc.)
et procèdent de la prolifération ou de l’extension
rhizomatique, utilisant pour cela des métaphores
zoologiques, botaniques ou ici architecturales et
marines. La coupole ne correspond pas à un ordre
divin et vertical mais progresse horizontalement sur
les flots. Cette expansion de l’espace, de l’« arche de
rêve » qui évolue d’île en île, n’est pas menaçante,
mais au contraire fragile, puisqu’elle se brise. Les
îles sont des moments de respiration, des césures.
L’espace sonore, semblable à un organisme vivant,
s’étend, se rétracte, évolue, se décompose et se recompose autour du spectateur, dessinant de nouvelles architectures musicales qui sont autant de
modèles alternatifs au modèle dominant, vertical
et rigide. Par ailleurs ces îles, une image récurrente
chez Neuwirth, composent une « maison-d’espacemusique » (Musik-Raum-Haus) ou encore, pour
citer Elfriede Jelinek qui a signé plusieurs livrets
pour la compositrice, des « îles de glace/de neige » 3,
qui sont autant de refuges contre les violences et
les limitations de l’espace-temps que nous impose
la société.
Laure Gauthier est auteur et enseignant chercheur. Ses recherches portent
sur l’esthétique de l’opéra (xviie siècle à aujourd'hui) et l’histoire urbaine de
la musique dans l'espace germanophone. Elle a publié de nombreux articles,
plusieurs ouvrages collectifs (notamment Mélodies urbaines (Paris PUPS,
2008) et rédigé une monographie sur le premier opéra permanent de langue
allemande (L’Opéra à Hambourg, Paris, PUPS, 2010). Auteur de textes poétiques
(marie weiss rot / blanc rouge, 2013 ; La cité dolente, 2015), elle rédige également
des livrets pour des œuvres vocales multimédia.
1 Olga Neuwirth. Vigilance oblige », in : Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société.
«
2 « The church snaps, whispers, cracks, screams and sings as a ship on the sea » in : Olga Neuwirth,
Project idea to « Le Encantadas o le avventure nel mare delle meraviglie », septembre 2012.
3 oir Elfriede Jelinek, « Musik und Furcht. (Einige Überlegungen zu Instrumental-Inseln von Olga Neuwirth) »,
V
in : Karin Hochradl, Olga Neuwirths und Elfriede Jelineks Gemeinsames Musiktheaterschaffens, Bern, Peter Lang, 2010, p. 120.