Ensemble intercontemporain 2015-16 musical season Brochure de saison 2015-2016 | Page 12

12 et le geste en musique ont le pouvoir d’évoquer les « corps » de l’histoire de la musique comme ceux du quotidien, ou encore de restituer sa valeur théâtrale et expressive à la gestualité même de l’interprète – ce que Mauricio Kagel a appelé le « théâtre instrumental ». Plus important encore, dans toutes ces expériences il y a l’idée de libérer les coordonnées spatio-temporelles de la dramaturgie musicale : une idée qui semble traverser les nombreuses réalisations scéniques qui naissent au cœur du xxe siècle. Prenons deux cas de figure très différents : Bernd Alois Zimmermann et Luigi Nono. Zimmermann, qui croyait encore en l’opéra, choisit, pour sa grande œuvre scénique Die Soldaten (1965), un texte de Jakob Michael Reinhold Lenz. Ce qui l’enthousiasmait le plus dans le propos de Lenz, c’était sa conception de l’unité d’action intérieure si étonnamment caractéristique des Soldats : Lenz s’était détaché de la « règle des trois unités si déplorablement célèbre » (unité de temps, de lieu et d’action) pour mêler plusieurs actions en une sorte d’anticipation de la « danse des heures de la simultanéité » de Joyce 2. Zimmerman construit alors une dramaturgie qui se libère de la dynamique dramatique et surtout de sa logique spatio-temporelle, tout en composant malgré tout un opéra. Au cours des mêmes années, dans l’idée diamétralement opposée d’en finir avec l’opéra, Luigi Nono commence un chemin qui part du principe qu’il faut rompre avec « les deux dimensions de l’opéra, visuelle et sonore, réalisée dans un rapport simpliste “je vois ce que j’écoute, et j’entends ce que je vois” », mais également avec « la perspective axée autour d’un centre focal unique tant sur le plan visuel que sur le plan sonore, car on bloque toute possibilité d’utiliser le rapport espacetemps 3 ». Malgré leurs différences, Zimmermann et Nono poursuivent le même objectif : s’affranchir de l’espace-temps préétabli de la narration scénique. Au milieu des années 1980, avec son Prometeo, Nono composera une « tragédie de l’écoute », qui « suspend » le temps dramaturgique et renonce à l’aspect visuel pour organiser l’espace autour du public : le temps musical développe sa propre articulation et la « tragédie » se présente comme un labyrinthe d’éléments poétiques et musicaux parmi lesquels l’auditeur choisit les parcours et les perspectives pas à pas. Ces tentatives ouvrent un nouveau champ et inspirent un certain nombre de compositeurs entre la fin du xxe siècle et le début du xxie. Au début des années 1990, Wolfgang Rihm, inspiré par un écrit d’Antonin Artaud, compose Séraphin. Essai de Théâtre – Instruments / Voix /… d’après Antonin Artaud sans texte (1993-1996) – suivront plusieurs versions dont Séraphin III – I am a Mistake en 2007, Concerto "Séraphin" en 2008 et Séraphin-Symphonie en 2011. Wolfgang Rihm met en œuvre un théâtre sans paroles : la musique intériorise le texte théâtral à partir duquel le metteur en scène travaille ; les parties vocales articulent des phonèmes ou des bruits ; il n’y a pas d’indications scéniques ni de prescriptions relatives aux personnages. Il s’agit d’un parcours musical qui, dans son écriture même, prend l’espace pour sujet et laisse une grande liberté d’interprétation au metteur en scène, élevé ici – comme dans Hyperion – au rang de co-auteur. Les points de suspension dans le titre, après « instruments » et « voix », laissent entendre qu’à chaque exécution cette œuvre pourra – sans que cela soit une nécessité – être complétée par des images et des actions scéniques. Le spectacle est en effet conçu comme le lieu d’une possible rencontre entre différents arts, comme une action en soi, et non comme la représentation d’une action. Il faut, si l’on veut comprendre cette perspective dramaturgique, citer Das Mädchen mit den Schwefelhölzern (Hambourg, 1997), la « Muzik mit Bildern » (musique avec images) de Helmut Lachenmann. L’œuvre se construit à partir du conte de Hans Christian Andersen, La Petite Fille aux allumettes, dans lequel sont insérés un texte de Léonard de Vinci et une lettre de prison de Gudrun Ensslin, l’activiste révolutionnaire allemande. La parole est récitée, chantée, brisée en syllabes et elle 2  ernd Alois Zimmermann, « Les Soldats » : texte publié en allemand en 1974 et traduit en français par C. Gaspar et C. Fernandez, Contrechamps no5, Lausanne, B L’Âge d’Homme, 1985. Repris dans Écrits, Genève, Contrechamps, 1994. 3 Luigi Nono, « Notes sur le théâtre musical contemporain », texte publié en italien en 1961, traduit en français par L. Feneyrou, Écrits, Paris, Christian Bourgois, 1993.