Colloque Julius Koma COLLOQUE corrigé le 4 juin 2017 | Page 105

prématurée , pourrissement . La mort sent mauvais ? Comment s ’ en débarrasser [ Amédée , Ionesco , 1953 ] autrement que par la performation d ’ un système linguistique désincarné ? En sa ronde bosse , mon crâne a vu mes premiers rapports au sexe , il a vu la main fouisseuse , il a vu le corps qui exulte , il a vu la vie qui fait son travail . « Arrivé aujourd ’ hui au midi de ma vie » [ La Div Com , Dante ], je me retourne , je lève les yeux au ciel , je regarde la base et le sommet d ’ un étrange parcours , je « rêve d ’ une vie nouvelle , à chaque seconde recommencée », à chaque seconde que je fantasme , que je suis tendu vers , à chaque seconde , un sursaut d ’ espoir quand le corps , lui , en ses tensions même , parle de déficit , d ’ usure , d ’ inclination , de fatigue . Sous mon crâne cranant , « j ’ ai embrassé l ’ aube d ’ été » [ Rimbaud ]. Depuis une trentaine d ’ années , j ’ ai vu évoluer les cabinets de curiosité en une suite de cadres comprimant des corps abimés , une enfilade d ’ écrans emboîtés les uns à la suite des autres . Si j ’ avais douze ans aujourd ’ hui , j ’ irais dénicher le secret des alcôves , l ’ amour des dieux chers à Ovide , les sur-males et les amazones , sur un site pornographique . Je verrais les emboitements , les gymnastiques , les contorsions , les gros plans des vulves et des verges , les rougeurs et les moiteurs , les humeurs , les bouches torves , et j ’ entendrais les cris . Je n ’ aurais aucun mal à comparer ça à la douleur , à la torture , à la souffrance . Je n ’ aurais pas conscience que ces corps se prostituent , qu ’ ils sont là pour me divertir , et qu ’ enfin je puisse en jouir , seul , pour le moins . Si j ’ avais été adolescent en 1902 , je serais allé dans une petite rue de Mons , j ’ aurais frappé à une porte , une dame m ’ aurait accueilli et moyennant un écu de 5 francs , je me serais retrouvé dans un salon à choisir parmi des filles à moitié dévêtu celle qui m ’ aurait accompagné dans une chambre à l ’ étage . Quelques années plus tard , je serais devenu soldat et j ’ aurais vécu la Grande Boucherie . Aujourd ’ hui , il y a sur nos écrans beaucoup de cadavres et tout autant de corps entre baisés mais vous en conviendrez , il est absolument malvenu de montrer deux corps qui s ’ aiment dans le plus simple appareil quand des séances de dissections passent comme une lettre à la poste . « Mais maman ils ne sont pas vraiment morts ? Non mon chéri c ’ est du cinéma . Ils font semblant . » Puis : « Mais maman , ils ne sont pas vraiment en train de faire l ’ amour ? Non mon enfant , ils sont en train de baiser parce que le sexe en action ça excite et ça rapporte . » Un siècle nous sépare de ces deux modes de monstration mais le régime n ’ a pas changé , le régime des corps est toujours le même : celui du contrôle absolu [ Deleuze ( 1992 )]. Il est absolument interdit de se balader nu ou de faire l ’ amour dans un espace public et de montrer à la télévision des appareils génitaux , au nom de la morale qui est la notion la plus irrationnelle qui soit , il est interdit de vendre une partie de son corps contre du sexe pour un temps donné et d ’ en exiger l ’ emploi par une rémunération quand 75 % des Belges sont salariés , il est vivement recommandé sous forme d ’ injonctions publicitaires diligentés par les services publics de mourir dans une chambre d ’ hôpital et de prendre soin de son corps , de penser à ses obsèques , de souscrire une assurance-vie et de ne pas se suicider , il est interdit aux familles d ’ enterrer le corps de leur proche dans une forêt , dans un jardin d ’ enfance , dans la terre des origines , il est interdit de manger ses morts , de faire l ’ amour avec , il est interdit de ne pas indiquer aux autorités compétentes l ’ heure , le jour , l ’ origine d ’ un décès qui nous est proche , il est interdit enfin de s ’ appartenir corps et âmes , puisque , nous venons de le démontrer , l ’ âme pas plus que le corps , n ’ ont d ’ importance , car s ’ ils en avaient , nous fabriquerions avec des monstres , des monstres assoiffés de sens et de signes , des monstres subversifs , qui en une nuit de tempête [ PI , Wilcox , 1956 ], nous dévoreraient tous pour nous permettre de renaître , oui , de renaître à la Vita nuova , la vie nouvelle .
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