Colloque Julius Koma COLLOQUE corrigé le 4 juin 2017 | Page 104
J’y vois le reflet positif de la cage recouverte d’un rideau, de la boîte scellée renfermant le
secret du secret. Nos sociétés muséales et patrimoniales ont codifié, fléché, étiqueté tous les
parcours : nous avons besoin de nous perdre, de nous inventer un dédale et que le dédale
nous invente, de faire de nos souvenirs une chambre aux échos. J’ai besoin de croire quand
je vais au musée à la réalité des ossements que j’observe sous la vitrine cercueil quand bien
même il s’agirait-là d’une mise en scène du vrai, de plastique ou de plâtre, d’élastomère ou
de faïence : paradoxalement, j’aime beaucoup les reconstitutions faciales, le côté madame
Tussaud-Grévin, de ces musée aux figures de cire contemporains je le rappelle des
premières « Fantasmagories » de Robertson (1800-1830), les trois dimensions rendues au
corps disparu, et au fond peu m’importe, c’est après coup, dans la chambre obscure de mon
imaginaire, que le travail de développement s’opère, c’est de la mise en rapports de ce que
j’ai vu, entendu, senti, que naît la chambre claire, l’espace du signe – ce que les anciens
appelait le Logos, et que nous devrions nommer « monstre », au sens étymologique le plus
absolu. Oui, le monstre chez Homère est ce qui sursignifie l’événement, ce qui surgit au
cœur même des plaisirs et des jours, ce qui n’a pas encore de nom, ce qui amène la
catachrèse au cœur du discours. Il est rare de posséder un véritable crâne chez soi, il est
encore plus rare le musée qui possède en ses murs un véritable squelette d’un humain
atteint de gigantisme et datant de 1902, mais n’est-il pas courant, banal au fond, le reste
humain non enseveli ? A ce retournement de l’acte qui fait sépulture, qui nierait donc l’une
des pratiques civilisationnelles ou du moins ce qui fait culte (le soin, l’hommage rendu aux
morts, restituer à la terre ses fruits, entretenir le lien circulaire qui unit l’humain aux éléments
génériques qui compose la Nature), nous devrions faire le constat du libertinage, de la libre-
pensée. Dieu n’existe pas et les ossements n’ont aucune valeur : mais pourquoi rendre à la
poussière, au sort commun des oripeaux, ce qui peut conjecturer d’insoupçonnables
rapports ? Pourquoi reliquer, muséifier, curiosifier l’armature quand c’est l’enveloppe
corporelle qui dit l’humain, quand c’est le visage qui sympathise ? Les squelettes nous
terrorisent en ce que l’habitude nous les a fait enfouir. Mais il suffit de visiter le Grand
Ossuaire ou les catacombes romaines pour constater que nous habitons sur des montagnes
d’ossements sans étiquettes. N’est-ce pas Henry James qui dans une nouvelle intitulée
« The Altal of the Deads » (« L’autel des morts », devenu le film de François Truffaut, La
Chambre verte), imagine un homme qui passe son temps à rendre aux ossements
anonymes un nom et un culte ? Ce qui manque à Julius Koch c’est l’image de son corps en
action, c’est Julius mangeant et aimé, c’est bien son corps caressé ou se caressant qui ne
figure pas ici. Mais les squelettes difformes ne sont-ils que là pour nous rappeler à notre
normalité ? Voir cela nous rassure-t-il autant que ça ? Les premiers ethnologues du
Trocadéro en 1878 conçurent de tristes musées. Rien de plus ennuyeux que des ossements
humains. Pour Julius, si je regrette de ne pas avoir vu le film perdu qui le représente, je
regrette plus encore de ne pas être né au moment où il montait sur scène pour divertir les
foules en quête de corps. Saviez-vous que lorsque Houdini montait sur scène, il prenait soin
de se dévêtir à tel point qu’il en paraissait nu : son corps enchaîné, frôlant la mort, confinait à
l’orgasme des spectateurs et il en avait conscience puisqu’il en rajoutait. Ah ! le Prométhée
des foires, le divertissement, nous y voilà : nous nommons art vivant toute performance sur
une scène qui met en jeu le corps bougeant, parlant, gymnaste, contorsionné, parfois
impudique, nu, désarticulé, désossé même en parlant de Valentin croqué par Toulouse-
Lautrec, ce nain au fusain magique. Avez-vous remarqué que tous ces spectacles se situe
de l’autre côté du rideau ? N’avez-vous jamais pris conscience que le corps monstré l’est à
condition de maintenir une distance avec le voyeur et, plus encore, un temps d’attente, une
levée d’écrou, un dévoilement ? Mais même à l’instant de la catharsis [autolinguistic turn ?],
c’est l’hors-champ qui nous excite [ek-site], c’est ce qui n’est pas immédiatement visible, qui
fait que je m’évade, que je m’oublie [exit/ek-stase]. Ce squelette sous verre n’est pas Julius
au bois dormant, le conte de fée cède ici la place à un palimpseste médicolégal qui clôture la
vie : acromégalie, cyphose, dysmorphie, gangrène, malformation, amputation, mort
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