Colloque Julius Koma COLLOQUE corrigé le 4 juin 2017 | Page 102

de comprendre à quoi j ’ avais affaire . C ’ était des radicelles . Le crâne venait-il d ’ une sépulture ? L ’ origine de ce crâne constitue en soi un récit que je n ’ ai aucun moyen d ’ évaluer comme vrai , faux ou arrangé . Il m ’ a été délivré par ma grand-mère . A ce jour , elle ne se souvient plus du crâne , du comment elle l ’ avait trouvé , elle a 93 ans . Mais ce récit a été validé du temps où son cerveau fonctionnait encore . Le voici : « Ce crâne a été trouvé lors de travaux de modernisation effectués dans la cour de l ’ Hôpital de la Pitié Salpêtrière où je travaillais comme tu le sais . Il y en avait plusieurs , de crânes , mais aussi des os , des fémurs , c ’ était affreux . Beaucoup de médecins et de professeurs possédaient déjà de vrais crânes et de vrais squelettes pour leurs études , ou posés sur leurs bureaux pour leurs recherches , enfin tu vois … Je ne sais plus pourquoi j ’ ai hérité de l ’ un de ces crânes , ni quand c ’ était … oh ! Ma mémoire …, attend , si je me souviens bien … à la fin des années 1950 , oui , ou après … Ton pauvre grand-père quand j ’ y pense , il ne supportait pas ce crâne . Alors je l ’ ai mis dans mon studio , à Paris , près du bocal de formol contenant les aspics . Qu ’ est-ce que tu avais peur de ce bocal quand tu étais petit ! Mais du crâne , non , tu l ’ aimais bien je crois … Et te dire à qui il était ce crâne , je n ’ en sais fichtre rien … des morts , des morts y ’ en a eu mon pauvre dans Paris , si tu savais depuis le temps ! » « Une grand-mère offre à son petit-fils un véritable crâne humain . » J ’ imagine sans peine la manchette dans la presse . Mais rien n ’ est simple au pays des souvenirs … Elle ne peut pas me dire exactement quand et pourquoi ce crâne atterri dans ma chambre , pas plus que mes parents , qui restent évasifs sur la question . Car il faut savoir que j ’ ai perdu le crâne ou plutôt « on l ’ a perdu ». Cette enquête , sinon , serait diligentée avec efficace . Voilà ce qui s ’ est passé : après avoir quitté ma chambre d ’ enfant en 1987 pour cause de déménagement , je suis resté deux ans dans une chambre de bonne au-dessus du nouvel appartement de mes parents . Je ne sais plus si le crâne m ’ accompagnait . Il me semble que oui , mais ma mère , qui comme pour mieux expédier cette affaire , affirme que je l ’ ai remisé en haut d ’ une armoire au fin fond du nouvel appartement . Puis , quand je quittais définitivement l ’ immeuble parental , j ’ oubliais sans doute le crâne (« d ’ ailleurs , dit-elle , tu n ’ as pas pris avec toi tes nounours , tes cahiers d ’ écoliers et tes centaines de bibelots » – elle n ’ a pas tort : mais alors , si tous ces objets du musée intime de l ’ enfance encombrent encore et toujours ici et là les archives familiales , qui , dans la cave , qui dans la fameuse armoire : j ’ ai beau y fouiller , où est ce fichu crâne ?). Mon grand-père maternel est mort le 19 octobre 1991 : son agonie , alors que j ’ entrai dans ma vingt-septième année , me plongea dans une sorte d ’ hébétude . J ’ avais pour la première fois vu son corps long et lourd dénudé , j ’ avais touché un corps mort . Le mois qui suivit , je pris rendez-vous avec l ’ analyste Anne Changeux mais renonçai à une thérapie au bout de deux séances , définitivement . Bientôt , sous l ’ impulsion conjointe d ’ un déménagement ( je quittai un studio pour un deux-pièces ) et d ’ un enfant à naître , je me mis en quête de traces matérielles relatives à ce que j ’ intitulai bientôt en un petit carnet , des « documents tendant à prouver que j ’ ai bien existé », réunissant des faits décrits sous la forme de rapports de police . Avant cette étrange période d ’ écriture , je me trouvais dans l ’ incapacité de raconter à quiconque cette histoire de crâne . En juin 2008 , j ’ ai retrouvé grâce à un site internet des copains d ’ enfance , et l ’ un d ’ entre eux m ’ a dit cette chose épouvantable : « Tu étais le seul à posséder dans ta chambre un crâne : à part ce truc bizarre , tu étais sympa , mais franchement , tu te rends compte ? Et les filles , qu ’ est-ce qu ’ elles en disaient ? ». La ville ou j ’ habitais n ’ était pas très branchée « gothique ». Au début des années 1980 , lors d ’ un voyage à Londres je tombais sous le charme de groupes musicaux comme The Cramps , Dead or Alive , The Cure . Opportunément , je reconsidérais ce crâne . A bien y regarder , il complétait ma panoplie , entre le rimmel , le gel pour les cheveux , les colifichets , les boots et la gabardine noires , les jeans étroits , les chemises indiennes à jabots et la bague-crâne achetée aux puces de Camden Town …
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