Tamara
Henderson : d’un
monde à l’autre
par Marc Bembekoff
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Dans les premières minutes de
At Land, réalisé par Maya Deren dans le
courant de l’été 1944, le spectateur assiste
à une scène indéniablement onirique où
il voit une femme (interprétée par Maya
Deren elle-même) échouée sur une plage.
Par un subtil montage cinématographique,
alors qu’elle achève l’ascension d’un
arbre, elle se retrouve à ramper sur une
table de banquet au bout de laquelle un
des convives joue aux échecs. Aujourd’hui
considérée comme la pierre angulaire du
cinéma d’avant-garde américain, cette
utilisation poétique et surréaliste du montage filmique permet à Maya Deren de se
déplacer d’un monde à un autre, au sein
d’un récit fantasmagorique où les transitions s’effectuent entre anadiplose et
métaphore.
Les films, sculptures et installations
de Tamara Henderson procèdent finalement du même jeu de transition : les passages d’un monde à l’autre, entre intériorité et monde extérieur, sont constamment
mis en scène dans l’œuvre de cette artiste
canadienne. Multipliant les chaussetrappes, les faux départs et autres porte-àfaux, le modus operandi mis en place par
Tamara Henderson commence en premier
lieu par la retranscription écrite d’images
et d’expériences ressenties par l’artiste
lors d’états inconscients tels que le sommeil ou l’hypnose. Ces notes lui servent de
point de départ pour élaborer les synopsis
de ses films ; il en résulte un séquençage
non-linéaire qui leur confère cet aspect
irréel puissant. Ayant le plus souvent recours au montage caméra, les passages
entre chaque séquence sont comme autant
de synapses qui créent des ponts parmi
les méandres de l’univers alambiqué de
Tamara Henderson.
Ainsi, au début de What’s Up Doc?
(2014), les transitions s’enchaînent : du
motif tacheté du faux-plafond, la caméra
descend le long d’une porte puis pénètre
dans le bureau d’un médecin avant de
zoomer sur l’image d’un coucher de soleil
rougeoyant de bord de mer. La séquence
suivante s’ouvre par le zoom arrière de la
même image cette fois-ci recontextualisée
dans l’univers esthétique développé par
Tamara Henderson : un monde onirique
où un aquarium se détache d’un mur
peint en orange et dans lequel est plongée une tasse remplie d’un liquide vert
foncé, comme un précipité chimique qui
sert de transition vers la séquence suivante où la caméra se retrouve au cœur de
plantes vertes installées dans les bureaux
d’une agence de voyages. De même, dans
Accent Grave on Ananas (2013), la caméra filme en gros plan l’intérieur d’un
ananas qui a servi de moule pour un souffleur de verre, avant de ressortir du fruit
pour finalement se retrouver dans un jardin dans lequel sont exposés les verres
issus de ce moule fruitier hors du commun. Quelques minutes plus tard, ce sont
les pales d’un ventilateur qui servent de
transition vers la séquence suivante et ses
palmiers surplombant une plage…
Au-delà de ces transitions purement
cinématographiques, Tamara Henderson
étend ce dispositif à l’ensemble de son
œuvre, jouant d’incessants allers et retours entre ses films et les objets qui y
occupent une place prépondérante, au
sein d’installations où le corps du visiteur
est mis à l’épreuve de son subconscient.
Car contrairement aux films de Maya
Deren, les films de Tamara Henderson
sont désincarnés – le corps de l’artiste n’y
apparaît jamais, si ce n’est à travers la subjectivité de la caméra. Dans ses displays
en revanche, Tamara Henderson repositionne le spectateur au cœur du dispositif.
Elle réalise les esquisses de ses sculptures
lors de sessions d’hypnose : il en résulte
des œuvres hybrides, entre mobilier et
sculpture, qui témoignent à la fois d’un
univers onirique (couleurs vives, formes
Avril—Octobre 2016
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