Code South Way | Page 27

Tamara Henderson : d’un monde à l’autre par Marc Bembekoff O R A C U L A R / V E R N A C U L A R Dans les premières minutes de At Land, réalisé par Maya Deren dans le courant de l’été 1944, le spectateur assiste à une scène indéniablement onirique où il voit une femme (interprétée par Maya Deren elle-même) échouée sur une plage. Par un subtil montage cinématographique, alors qu’elle achève l’ascension d’un arbre, elle se retrouve à ramper sur une table de banquet au bout de laquelle un des convives joue aux échecs. Aujourd’hui considérée comme la pierre angulaire du cinéma d’avant-garde américain, cette utilisation poétique et surréaliste du montage filmique permet à Maya Deren de se déplacer d’un monde à un autre, au sein d’un récit fantasmagorique où les transitions s’effectuent entre anadiplose et métaphore. Les films, sculptures et installations de Tamara Henderson procèdent finalement du même jeu de transition : les passages d’un monde à l’autre, entre intériorité et monde extérieur, sont constamment mis en scène dans l’œuvre de cette artiste canadienne. Multipliant les chaussetrappes, les faux départs et autres porte-àfaux, le modus operandi mis en place par Tamara Henderson commence en premier lieu par la retranscription écrite d’images et d’expériences ressenties par l’artiste lors d’états inconscients tels que le sommeil ou l’hypnose. Ces notes lui servent de point de départ pour élaborer les synopsis de ses films ; il en résulte un séquençage non-linéaire qui leur confère cet aspect irréel puissant. Ayant le plus souvent recours au montage caméra, les passages entre chaque séquence sont comme autant de synapses qui créent des ponts parmi les méandres de l’univers alambiqué de Tamara Henderson. Ainsi, au début de What’s Up Doc? (2014), les transitions s’enchaînent : du motif tacheté du faux-plafond, la caméra descend le long d’une porte puis pénètre dans le bureau d’un médecin avant de zoomer sur l’image d’un coucher de soleil rougeoyant de bord de mer. La séquence suivante s’ouvre par le zoom arrière de la même image cette fois-ci recontextualisée dans l’univers esthétique développé par Tamara Henderson : un monde onirique où un aquarium se détache d’un mur peint en orange et dans lequel est plongée une tasse remplie d’un liquide vert foncé, comme un précipité chimique qui sert de transition vers la séquence suivante où la caméra se retrouve au cœur de plantes vertes installées dans les bureaux d’une agence de voyages. De même, dans Accent Grave on Ananas (2013), la caméra filme en gros plan l’intérieur d’un ananas qui a servi de moule pour un souffleur de verre, avant de ressortir du fruit pour finalement se retrouver dans un jardin dans lequel sont exposés les verres issus de ce moule fruitier hors du commun. Quelques minutes plus tard, ce sont les pales d’un ventilateur qui servent de transition vers la séquence suivante et ses palmiers surplombant une plage… Au-delà de ces transitions purement cinématographiques, Tamara Henderson étend ce dispositif à l’ensemble de son œuvre, jouant d’incessants allers et retours entre ses films et les objets qui y occupent une place prépondérante, au sein d’installations où le corps du visiteur est mis à l’épreuve de son subconscient. Car contrairement aux films de Maya Deren, les films de Tamara Henderson sont désincarnés – le corps de l’artiste n’y apparaît jamais, si ce n’est à travers la subjectivité de la caméra. Dans ses displays en revanche, Tamara Henderson repositionne le spectateur au cœur du dispositif. Elle réalise les esquisses de ses sculptures lors de sessions d’hypnose : il en résulte des œuvres hybrides, entre mobilier et sculpture, qui témoignent à la fois d’un univers onirique (couleurs vives, formes Avril—Octobre 2016 27