La création
contemporaine
argentine, reflet
d’une esthétique
du politique
par Vincent Kozsilovics
En 1968, des artistes, des journalistes
et des sociologues se rassemblent autour du
projet Tucumán Arde, épisode fondateur du
« conceptualisme idéologique » en Amérique
latine et l’une des expériences esthéticopolitiques les plus radicales du continent.
Composé de figures éminentes de l’avantgarde argentine des années soixante (personnalités aujourd’hui reconnues par le marché
telles que Leon Ferrari, Graciela Carnevale,
Norberto Puzzolo et Roberto Jacoby), le
mouvement définit les lignes d’un art qui
épouse toutes les dimensions – sociale, politique, économique – sur lesquelles s’appuie la
réalité humaine. Tucumán Arde (en français,
Tucumán brûle), en référence à la province
septentrionale de Tucumán, cristallise la rencontre entre l’action artistique et l’action politique. Par cette œuvre collective, le groupe
préfigure un art contextuel et militant dont
les émules seront nombreux, en particulier
dans les années quatre-vingt-dix. Un art total
visant moins la « mise en spectacle du réel »
que sa mise en évidence. À Buenos Aires, on
compte 4 para el 2000 ou Maraton Marote ; à
Cordoba, Costuras Urbanas y Las Chicas del
Chancho y el Corpiño ; à Rosario, En Tramit ; à La Plata, Escombros… L’apparition,
la multiplication et la vitalité de tels collectifs
s’expliquent toujours par un jeu de conjonctures ; ils existent uniquement car leur préexistent des circonstances favorables.
Plusieurs actions du Grupo de Arte
Callejero (GAC) et de Etcétera sont ainsi
liées aux amnisties accordées aux ex-militaires ayant commis des crimes durant la
dernière dictature. À cette époque apparaît
la pratique des « escraches » – dénonciations
publiques – particulièrement utilisées par ces
deux collectifs en collaboration avec l’organisation H.I.J.O.S. (Hijos por la Identidad y la
Justicia contra el Olvido y el Silencio). Fondé
en 1997 par des étudiants de l’École nationale Prilidiano Pueyrredon, le GAC brise le
script de la rue en détournant la signalétique
urbaine. Une « guérilla sémiotique » à laquelle
Etcétera y associe des performances de rue
dont le grotesque des déguisements contraste
avec la gravité des sujets théâtralisés : actes de
tortures, enlèvement d’un nouveau-né à une
prisonnière, flagrant délit d’un militaire surpris en pleine discussion avec un curé…
La politique ultralibérale entreprise
par le gouvernement Menem dès 1989, le
basculement brutal de la société argentine
d’une approche holistique vers une conception atomistique et les profondes mutations
sociales engendrées par la crise économique
de 2001 s’imbriquent dans ce jeu de circonstances. Le contexte actuel s’est formé
des tumultes de l’Histoire argentine : un
demi-siècle de dictatures militaires successives, l’instauration d’un libéralisme radical
et l’individualisme induit jusqu’à l’ère Kirchner et la mise en place d’un protectionnisme
fort. Apparaissent d’autres groupes tels que
le Taller Popular de Serigrafia (TPS), Arde!
Arte, Colectivo Siempre, Periferia, Urbomaquia, Ejército de Artistas, Por un arte de la
Resistencia, Grupo (n)*… Échantillon d’une
vaste liste dont l’apparition coïncide avec
une vision nouvelle de l’activisme à travers
l’art. Après les insurrections des 19 et 20
décembre 2001 et la répression meurtrière
des autorités au pouvoir, travailler n’importe
quelle pratique artistique en groupe devint
dès lors un acte de présence profondément
politique. Créé par Mariela Sacafati et Diego Posada avec l’aide de Magdalena Jitrik, le
TPS intègre la création artistique collective
aux mouvements populaires et aux luttes
sociales de l’époque. Très populaire dans les
années 2000, le collectif déplace l’espace de
l’atelier directement dans la rue. Le processus de production est sociabilisé pour produire un art de la participation ; un art qui
dialogue avec la population exploitée et approche leurs problèmes.
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