Atypeek Mag N°1 | Page 98

Tu as donc eu ce parcours hallucinant au contact de nombreux cinéastes, puis dans les années 2000, tu es passé derrière la caméra. Avec quel cinéaste as-tu appris le plus pour devenir à ton tour un réalisateur ? C’est intéressant car il y a une part en moi qui dira : vis dans une grotte, ne lis rien, ne t’intéresse à rien pour savoir qui tu es. Mais ce n’est pas réaliste et j’aime aussi consommer de l’art, j’aime les films. Donc pour moi ce qui importe c’est le filtre par où ça sort. La réponse courte serait que j’ai appris de tous. Pour Écorché Vif et Saint Bernard, mon nouveau film, tu pourrais presque dresser une liste. Il y a du Frank Henenlotter dedans, la sensibilité de Stuart Gordon, la bizarrerie de Matthew Barney, il y a du Lepre- chaun aussi dedans, et même du Jodorowsky et du Lynch, dans le style laissons le subconscient s’exprimer. Mais j’ai beaucoup appris sur le tournage du sixième Vendredi 13 où ils ont coupé des scènes d’effets spéciaux. Je trouvais ça bizarre, dans les films d’horreur on devrait célébrer les effets, donc au résultat il y a eu beaucoup d’argent de perdu et un travail que tu ne verras jamais. Que faire alors ? Je vais rendre les meurtres surréalistes. Quand les gens se cachent les yeux, je trouve ça dommage car ils ratent le travail effectué. Donc je voulais faire le contraire, qu’ils se rapprochent de l’écran en disant « Quoi ? ». C’est le travail que j’aime faire : que les gens aient envie de voir une seconde fois. C’est là que se font les distinctions indi- viduelles sur ce que j’aime filmer. J’apprécie qu’on compare mon premier film à Massacre à la tronçonneuse mais c’était plus une blague. Il y a des tas de films qui reprennent ce format et pour moi c’est par manque d’imagination. Donc je commence par cette trame narrative, mais si quelqu’un est assez gentil pour être venu voir mon film, il va être récompensé parce qu’après je pars dans des directions très différentes. Comme si c’était un arbre et que je me mettais à apprécier les branches. Il y a aussi une folie dans tes films ! Y trouves-tu une liberté que tu n’as jamais vraiment eue avec les autres metteurs en scène ? Oui, parfois tu trouves qu’ils ne vont pas assez loin, mais je comprends aussi qu’ils utilisent l’argent des studios et que les studios n’aiment pas trop la folie. Il faut dire aussi que l’imagination des réalisateurs est souvent bien moins cinglée que celle des artistes d’effets spéciaux. C’est un fait. Ils sont plus dans le langage du cinéma et de la 98 ATYPEEK MAG #02 JANV./FEV./MARS 2017 narration. Je crois qu’ils ont aussi la responsabilité de ne pas devenir dingue. Cela m’a pris des années pour intégrer mon imagination dans le contexte d’un long-métrage où je pourrais explorer ma folie sans les contraintes d’un studio et le conservatisme que l’on peut y trouver. Y a-t-il beaucoup de monstres que tu as dans la tête et que tu n’as jamais réalisés ? Des tonnes. Heureusement quand je dors ça s’arrête, mais je ne suis pas en manque ! Parfois une personne se tourne, mais mon esprit voit autre chose. Mon imagination est très active et tout m’inspire. J’ai beaucoup de dossiers sur des écorces d’arbres, des fissures dans le béton, les difformités, les configurations de nuages, les copeaux de bois sont très intéressants, en particulier maintenant que je fais des films, tout est une sculpture, les murs, les décors… Et on n’en a pas encore parlé, mais dans les années 90, tu as commencé à travailler avec Matthew Barney sur ses fameux films d’avant-garde. Peux-tu revenir sur cette rencontre et ce travail ensemble ? Un ami, Keith Edmier, travaillait aussi dans les effets spé- ciaux dans les années 80 et il a décidé de quitter ce milieu, partir à New York et devenir artiste. Il s’est retrouvé là-bas et avait besoin de travailler. Il a rencontré Matthew Barney qui avait besoin de ce travail avec des prothèses. Keith s’est retrouvé dans un studio non équipé pour ça, dans le froid de la côte est en faisant ce qu’il avait décidé de ne plus faire, mais dans un endroit plus hostile. Puis il m’a parlé, je revenais à New York pour les vacances et il savait qu’avec Matthew on allait bien s’entendre. Il nous a présentés et on a vite commencé à travailler sur Drawing Restraint 7. Il était en centaure et son culturiste aussi. C’était pour la biennale du Whitney Museum. Ce fut très bien reçu et cela a marqué un tournant dans la trajectoire de Matthew. Il a été assez chic pour m’inviter encore pour son projet suivant Cremaster 4 et je ne savais pas encore que cela allait être le début d’un cycle. Dans les cinq films, quatre possèdent des effets de maquillage qu’il m’a demandé de faire. C’est am usant de travailler avec lui car il porte les maquillages. C’est son personnage qui dirige le film et ce fut une grande aventure car ses projets ont été diffusés dans le monde entier. Tous les deux ans, il m’appelait et ce que je fais pour lui n’est pas différent de ce que je fais “L’imagination des réalisateurs est souvent bien moins cinglée que celle des artistes d’effets spéciaux” dans les films d’horreur, mais le contexte en revanche n’a rien à voir. C’était tourné en vidéo, dans des lieux excellents, avec une toute petite équipe, les budgets ont grandi, sa visibilité aussi, et il est devenu de plus en plus célèbre. De plus gros budgets, de plus grosses équipes. Quand on travaillait sur le dernier Cremaster 3, cela avait atteint une dimension épique, avec d’énormes volumes d’effets. Il aime ça, ça fait partie de son travail, ce fut un voyage de huit ou neuf ans absolument fabuleux. Puis nous avons continué à travailler sur De Lama Lamina, tourné au Brésil pendant le carnaval. Ensuite il a été invité à un défilé de mode à Copenhague sponsorisé par Vogue Magazine, et nous lui avons créé un personnage prothétique. Et puis récemment, il a fait l’épique River of Fundament, un film de six heures joué dans les opéras qui commence à tourner dans le monde entier, nous avons fait un personnage vraiment étrange et dérangeant pour ça. C’est une collaboration qui continue, il a une grande imagination et c’est si excitant de voir qu’il est devenu si important dans le monde de l’art contemporain. Il a réussi en montrant des choses qui n’avaient jamais été vues avant.