Réception de la carte postale en Afrique du
Nord : une acculturation ?
Les premières photographies du monde arabe datent
des années 1840-1850. Les artistes7 venus d’Europe
ont entrepris alors de « nouvelles formes de migration
méridionales ». Beaucoup ont visité l’Orient, qui était
alors représenté essentiellement par des monuments
anciens, grands et figés, mais aussi par les « photographies anthropologiques ». L’Orient est une « construction mentale », un objet identitaire remplissant pour
les Occidentaux une fonction de repoussoir, une mise
en scène artificielle, « créateur d’irréalité », un « catalysateur de systèmes surréalistes »... Les photographes
occidentaux de passage se sont intéressés aux lieux les
plus remarquables et aux hommes, en créant un Orient
artificiel de manière dominatrice8 d’une part, vulgarisant les cultures étrangères d’autre part. Parmi ces centaines de photographes et voyageurs de passage9, citons
Gabriel Veyre qui a travaillé au Maroc10, et Jules Gervais-Courtellemont qui a pris la première photographie
en couleur, une vue prise d’un toit du quartier des teinturiers à Damas, en Syrie (1910).
Dés le milieu du XIXe siècle des photographes européens ont vécu et travaillé en Afrique du Nord, par
exemples Garrigues à Tunis et Geiser11 à Alger. D’autres
photographes professionnels se sont installés dans les
grandes villes ensuite. Cette première génération était
de formation artistique : artisans photographes de studio et d’extérieurs, éditeurs. Ils ont laissé des oeuvres
de grande qualité, documenté les campagnes militaires, les personnalités et dressé un inventaire ethnographique et historique complet de l’époque coloniale.
Leurs sociétés sont devenues de grandes « maisons »,
concentrées dans le centre des capitales arabes, avec
des « succursales » dans les provinces et à l’étranger. Ils
travaillaient avec des dizaines d’autres photographes
professionnels, civils et militaires, achetaient leurs
oeuvres sur catalogue.
Les techniques photographiques n’ont été apprises
par les « gens du pays » qu’une génération plus tard, à la
fin du XIXe siècle, toujours dans le but de constituer un
inventaire iconographique du patrimoine national, là
où les photographes européens n’avaient pas le droit de
pénétrer, dans les mosquées par exemple. Le premier
7 Peintres, illustrateurs et photographes.
8 Edward SAID, Orientalism (1978).
9 Société de géographie (fondée en 1821), Société d’anthropologie de Paris, etc.
10 http://egypte06.over-blog.com/article-l-usine-et-le-musee-lumiere-delyon-115009054.html consulté en août 2015.
11 http://musique.arabe.over-blog.com/article-jean-geiser-71138980.html consulté
en août 2015.
photographe moderne musulman formé en Occident
s’appelle Abdelhak El Ouartani. Il a suivi en 1894 une
formation à la photographie à Lyon, en France, dans
l’usine des frères Lumières12. Il a été suivi par beaucoup
d’autres. Cette deuxième génération de « photographes
arabes » se démarque de l’exotisme de la « photographie coloniale documentaire et ethnographique »13. Elle
est à l’origine des premiers groupements professionnels
de photographes arabes comme le fameux Club Photo
de Carthage, en Tunisie (1895). Ils ont édité des centaines de cartes postales du Maghreb.
Au Maroc, Flandrin fut l’un des plus importants éditeurs de cartes postales du pays, avec les procédés de
l’héliographie et de la photographie. En plus des cartes
dites « scènes types de la vie marocaine », il a documenté (en cartes postales) la vie des gouvernants et toutes
les étapes du développement urbain de Casablanca,
notamment la construction du port. Il y en a eu bien
d’autres, comme Joseph Bouhsira par exemple14.
En Algérie, Jean Geiser a utilisé une montgolfière
pour faire des photos d’Alger. Il a laissé lui aussi une
oeuvre très importante qui est sujet à polémique aujourd’hui.
En Tunisie, un photographe allemand nommé Lehnert s’est associé avec un autrichien, Landrock, pour
créer en 1904 une société d’auteurs d’une oeuvre pictorialiste aussi considérable qu’ambiguë dont la morale,
inspirée d’un roman d’André Gide, est à contre-courant
des valeurs bourgeoises. Certaines cartes de Lehnert
ont eu une influence jusqu’en Iran15. En 1924, la société
s’est installée au Caire.
Entre 1900 et 1945, « âge d’or » de la carte postale,
les grands éditeurs nationaux et les photographes locaux ont joué à égalité sur le marché, abandonnant peu
à peu les clichés orientalistes et ethnographiques, immortalisant les petits et les grands moments de la vie et
de l’histoire, produisant des documents précieux et aujourd’hui très recherchés. Les cartes postales montrent
de manière partiale mais réaliste le colonialisme et ses
infrastructures , dans la capitales et les provinces. Les
temps de guerres, de crises et autres faits divers ont
marqué un tournant dans cette évolution : la « magie
photographique » a laissé la place à la censure16. Cela
12 Biographie de Abdelhaq El Ouertani (1872-1896), premier photographe musulman.
13 Jean-Louis TISSIER et François STASZAK, La « scène » ethnographique.
Exposition de la Bibliothèque Nationale de France : Trésors photographiques de la
Société de géographie. « L’exploration du monde ».
14 « Maroc multiple, terre de partages ». Catalogue de l’exposition réalisée par le
musée Albert Kahn en 1999 et montrée à la Maison de la photographie à Marrakech
(2015). Lien vers le lexique : http://www.maisondelaphotographie.ma/lexique.php.
15 https://etudesphotographiques.revues.org/747?lang=en#bodyftn6 consulté en
août 2015.
16 Laurent GERVEREAU, Les images qui mentent: histoire du visuel au XXe
siècle, Paris, Le Seuil, 2000.
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a été bien remarqué par les mouvements indépendantistes naissants.
Perçue parfois comme étant une « acculturation originelle », la carte postale peut être définie dans ce contexte
comme étant, comme le cinéma, « l’implantation locale
d’une innovation » dans des pays en situation de domination politique, économique et sociale, en un mot « coloniale »17, où les frontières régionales ne sont pas figées
ni fermées aux influences étrangères.
de leur correspondance avec la réalité19. Les cartes postales ne sont pas « l’exacte réplique du réel » mais sa
reproduction sous forme de petites images imprimées.
L’illusion fonctionne. C’est pourquoi les images ont
toujours été contrôlées et instrumentalisées par le
pouvoir central dans les pays d’Afrique du Nord. On
remarque plus récemment que la censure ou l’autocensure a été plus pratiquée que la propagande, car les
images sont par nature assez difficiles à manipuler, et
les citoyens arabes ne sont pas dupes.
Aujourd’hui les cartes postales anciennes sont parfois
perçues comme étant les témoins d’un double épistémicide, relatif à certaines traditions politiques anciennes
et aux cultures locales.
Dans le cas de la Tunisie, sous la colonisation par
exemple, il y a une préférence initiale pour les motifs
orientalistes, ethnographiques ou antiques, symboles
d’une « grandeur passée », au détriment du patrimoine
local, ou l’exposition systématique des cultures locales
sous un aspect désavantageux, dans le but de «flatter le
racisme ordinaire», créer du mépris ou la distance pour
légitimer la colonisation20, rechercher du pittoresque
ou des fantasmes coloniaux, mais pas seulement.
Après la première guerre mondiale, il y a dans tous
les pays du Maghreb une forte volonté de recensement,
de communication et de promotion du patrimoine, à
travers des travaux d’inventaire de qualité, dans un but
de propagande politique ou économique (promotion
du tourisme, incitation aux investissements, etc.). La
carte postale coloniale s’adresse tout d’abord aux Européens. Elle utilise les langues européennes, mais aussi
des dialectes (ou sabirs) de manière humoristique. Elle
entend aussi apprendre aux Européens les rudiments
de l’arabe, d’une certaine manière. Après les indépendances, la même politique semble avoir perduré : les
cartes «scènes et types», depuis longtemps disparues,
ont laissé la place à de nouvelles séries touristiques, de
styles certes différents que sous la colonisation, mais
de même nature. On a affaire ici à une tentative de
contrôle des images par les Etats. En effet, elles posent
problème aux gouvernants, qui font d’immenses efforts
de légitimation pour gagner cette bataille symbolique.
Plusieurs questions ressortent : 1° Quel est le rôle
des cadres de l’Etat dans la préservation du patrimoine
culturel ? Comment sont-ils recrutés ? 2° Que peuvent
faire les cadres de l’administration publique lorsque les
gouvernants suppriment les postes d’anthropologues et
d’urbanistes ? Qui pense le développement à long terme
1945-2011 : (r)évolution ?
Alors qu’en Europe la carte postale a connu après 1945
un déclin du fait de l’apparition des médias de masse
(radio, télévision) et la mise en pratique de nouvelles
techniques d’impression (héliogravure), elle a fait bon
ménage dans les pays arabes avec la presse illustrée, la
radio, où même la « paresse de l’écriture » et la baisse
récente du prix des télécommunications et du niveau
de l’éducation ne semblent pas avoir réussi à en venir
à bout.
Après les indépendances, les sociétés d’éditions ont
changé de propriétaires. Les cartes postales ont servi
essentiellement à la propagande du régime : éloge de
la modernité (années 1960). Et la communication vers
l’étranger, la promotion touristique, en renouant avec
une esthétique « à la gloire de la beauté du pays, de
son peuple et de ses sites »18. D’où des critiques. Pour
Malek Alloul, les représentations de « l’indigène colonisé(e) » ne correspondent pas à la réalité dans la société,
que les photographies représentant des « fantasmes »
d’occidentaux sont d’un goût douteux et donnent une
mauvaise image des pays arabes, thèse contredite par
Ferrié et Boëtsch (in L’image dans le monde arabe).
Layla Belkaïd pense que les photos anciennes sont des
documents historiques précieux sur les attributs féminins d’autrefois.
De « nouvelles » cartes postales, artistiques, sociales,
de grand format et de qualité, n’ont pas eu un grand
succès commercial, le discours culturel étant le monopole de l’Etat.
Problématique des images dans le monde
arabe
Problème de fond et relations avec le pouvoir
La problème principal que posent les images est celui
19 Alain TIREFORT, Ivoiriens en images : la carte postale du premier quart du
vingtième siècle.
20 L’une des premières cartes postales publiés en Tunisie représente la pendaison
d