EDITORIAL
كلمة اإلفتتاح
L’archipel arabe: un ecosystème
politique en gestation
par Farah Hached, présidente du Labo’
Démocratique
Le 13 novembre 2015, éclate à Paris une fusillade mortelle, un véritable carnage, faisant plus
de 120 morts. La veille, une voiture piégée explose à Beyrouth faisant près d’une cinquantaine de
morts. En Tunisie, l’horreur dépasse un nouveau seuil avec la décapitation de Mabrouk Soltani,
un jeune adolescent de 16 ans, quelques heures avant la fusillade de Paris. Les assassins ont envoyé sa tête décapitée à sa famille.
Je ne peux écrire cet éditorial sur «L’archipel arabe» sans rappeler ces récents événements,
exprimer ma douleur, présenter mes condoléances et dire toute ma solidarité aux proches des
victimes, victimes issues de pays, cultures, religions et parcours différents, victimes qui auraient
pu être vous ou moi. Je me dois de le faire en tant qu’être humain m1ais aussi en tant qu’Arabe
et musulmane.
Je me dois de mentionner ces événements tant ils sont liés à une crise profonde du monde
arabe en tant qu’espace politique. Cette crise est complexe. Elle dure depuis le début du XXe
siècle et résulte à la fois de facteurs internes et externes.
Mais qu’est-ce que le monde arabe ?
Arabité, arabisme, monde arabe, nation arabe, empire arabo-musulman, âge d’or des Arabes,
autant de termes utilisés, y compris parfois par les Arabes eux-mêmes, pour décrire l’ensemble
géographique, historique, politique, culturel et linguistique dans lequel ils vivent.
Nous avons décidé d’appeler cet ensemble l’ «archipel arabe». Archipel car il s’agit d’un ensemble unitaire ayant une continuité géographique autour du désert tout en étant fragmenté
en plusieurs sous-régions et en une multitude d’oasis, qui ont constitué parfois, dans l’histoire
ancienne, voire même plus récente, de véritables royaumes ou cités-Etats autonomes ou quasi-autonomes.
Cet archipel est un écosystème résultant d’une géographie spécifique mais aussi d’une histoire
commune, dont le plus significatif et le plus connu des héritages est cette langue magnifique
qu’est la langue arabe.
Cette histoire complexe a forgé l’archipel arabe et l’«être arabe » en le libérant des pesanteurs
ethniques ou religieuses.
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L’élément ethnique n’est plus pertinent
depuis plusieurs siècles. et être arabe ne
signifie pas avoir un «ADN» arabe.
En premier lieu, d’un point de vue
purement génétique, l’archipel arabe a
connu une mixité extraordinaire. Par
exemple, l’arrivée des tribus nomades
Beni Hilal au Maghreb s’est déroulée en
plusieurs vagues migratoires. Des centaines de milliers de personnes, des familles entières, avec femmes et enfants,
porteuses de titres de propriété accordés
par l’Empereur fatimide, se sont installées dans le Maghreb. Après environ un
siècle de migrations et de conflits entre
les autochtones et les nouveaux arrivants,
après des alliances et des mariages, après
la sédentarisation de nombreuses tribus
nomades, arabes et berbères, la génétique
maghrébine s’est transformée. Les mélanges génétiques dans l’archipel arabe
se sont encore plus accentués sous les
Ottomans avec la piraterie, le commerce
des esclaves et la politique du Devchirmé,
créant des flux humains importants d’Europe et du Caucase vers toutes les provinces de l’Empire. Sans mentionner les
mélanges génétiques avec l’Asie - perse,
indienne et même mongole.
En second lieu, d’un point de vue politique, les différents empires, royaumes
et provinces arabes ont souvent été gouvernés par des personnes ethniquement
non-arabes et qui, pourtant, ont perpétué la culture arabo-musulmane (culture
qui pendant longtemps ne craignait pas
de se nourrir d’autres cultures - romaine,
grecque, perse, turque, indienne, etc -
afin d’évoluer et de rester à la pointe des
civilisations). Ce fut le cas des Hafsides,
dynastie berbère qui a régné trois siècles
et demi sur l’Ifriqiya (l’actuelle Tunisie, la
Tripolitaine ainsi qu’une partie de l’Algérie). De même pour l’Empire ayyoubide,
fondé par Salahuddine le Kurde, et incluant l’Egypte, Bilad Al-Sham (Palestine, Syrie, Jordanie, Liban), le Nord de
l’Irak, le Hijjaz et le Yémen.
Ainsi, l’élément ethnique n’est plus depuis longtemps essentiel à la définition de
l’arabité en tant qu’identité culturelle et
encore moins à la définition d’un espace
politique arabe.
L’archipel arabe est le creuset des trois
religions abrahamiques et de centaines
de leurs variantes. Si l’arabitié en tant
qu’identité culturelle a des liens inextricables avec l’Islam, ces liens ne sont pas
nécessairement de nature religieuse. Il
s’agit davantage d’un mode de «penser le monde». Les religions autres que
la religion musulmane font partie de la
communauté de destin qu’est l’archipel
arabe; elles ont tout autant participé à
sa construction ainsi qu’à l’élaboration
d’une pensée autour d’une nation arabe
au-dessus des ethnies et des religions.
Ce fut le cas de George Adda en Tunisie
ou de Michel Aflak en Syrie, parmi tant
d’autres.
Parallèlement aux indépendances et
dans un mouvement général d’émancipation de ce qu’on appelait à l’époque le
Tiers-Monde, est né le grand rêve de la
«Nation arabe», espace politique intégré,
laïc, multiethnique, progressiste, refusant
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